Cinéma – Until branches bend, de Sophie Jarvis
Robin travaille au secteur tri d’un grand producteur de pêches, dans la partie anglophone du Canada, près du lac Okanagan. Restée seule à son poste pendant une pause, elle découvre un insecte dans une pêche. Alors qu’elle bataille pour que le problème soit pris au sérieux, une lutte parallèle vient doubler le récit : Robin attend un enfant non désiré, et cherche un moyen d’avorter.
Caché dans le fruit
L’insecte est presque invisible, il se cache dans le fruit. Lorsque Robin l’amène à son chef Dennis, ce dernier prétend prendre la situation en charge mais ne fait rien. Pourtant, on lit dans leur micro-échange une certaine proximité, à laquelle le fils de Dennis venu visiter l’entreprise ne semble pas insensible. Robin attend un enfant, et on peut supposer que son patron en est le père. Mais tant pour l’insecte que pour l’enfant qu’elle porte, Robin reste seule. Pire, elle devient la risée de la région lorsqu’elle contourne sa hiérarchie pour en parler à un spécialiste. La pêche devient ainsi une version 2.0 du fruit défendu, inspecté par Robin qui devient dès lors pécheresse aux yeux de ceux et celles qui l’entourent.
De l’intime au communautaire
Le jour de congé que prend Robin pour éclaircir l’une et l’autre des situations qui la tracassent les mettent en parallèle, puisqu’elle passe de la clinique pour femmes directement au centre de recherche sur insectes. Le recoupement est par ailleurs construit par la présence de Dennis, dans les deux cas plus enclin à nier qu’à épauler. Il semble en effet que les deux fils narratifs aient pour protagonistes le même homme qui aime cacher ses dossiers fumeux sous le tapis : Dennis, le patron, cache la jarre en verre contenant l’insecte dans son grenier, et incombe à Robin par téléphone de le laisser tranquille, par une ligne de dialogue qui semble double, comme s’il ne parlait pas que de l’insecte mais aussi de l’enfant. Lorsque le résultat du centre de recherche tombe, c’est toute la chaîne de production de pêches qui est mise en pause. En résulte donc du chômage pour les cueilleurs et cueilleuses qui doivent travailler pendant l’été pour financer leurs études le reste de l’année. L’histoire intime de Robin et de sa grossesse, dont elle ne parle à personne, fait dès lors subtilement écho à l’histoire plus globale de sa communauté. Le film parle dès lors d’une population aussi traumatisée que traumatisante : à de nombreuses reprises, on parle d’un insecte ayant empêché les récoltes une autre année. La région précarisée craint ainsi que les pertes se réitèrent.
Le chemin solitaire de celle qui parle
De son titre à ses images, en passant par la métaphore du fruit beau à l’extérieur mais dans lequel se cache un insecte qui le ronge, « Until branches bend » est un film superbe et fin, évoquant les retombées d’une politique conservatrice sur l’individu. Robin, en parlant de l’insecte, illustre le destin de nombreuses femmes osant parler de ce qui dysfonctionne dans une société patriarcale : la mise à ban, qui entraîne chez elle l’obsession et la folie. Dans ce chemin solitaire apparaît néanmoins un peu de sororité, paradoxalement non pas de la part de sa sœur avec qui elle vit et qui peine à comprendre ce que Robin traverse, mais de la part de la femme de Dennis, qui trouve la jarre avec l’insecte et décide de la lui rapporter, en d’autres termes, de la croire. Par une musique qui rappelle celle de Saint Omer (Alice Diop, 2022) comportant des voix et des cordes, le film passe de scènes très posées à des séquences de délire. Le rythme du film retient ainsi l’attention de son public tout en lui laissant le temps de contempler ses superbes images.
Until branches bend Fiction de Sophie Jarvis, Canada-Suisse, 2022
98′, Vostfr, 16/16 ans
A voir au cinéma CityClub de Pully durant tout le mois d’octobre