Cinéma – Tout est sous contrôle
Le fait historique est ainsi rendu par le vécu d’une femme à cheval entre deux mondes
Charlyne Genoud | « La voix d’Aida » de Jasmila Žbanic. Par « La voix d’Aida » et surtout par ses yeux, il est permis au public d’entrer dans la réalité du génocide ayant eu lieu à la fin de la guerre de Bosnie en 1995, à Srebrenica. Tiraillée entre son rôle de mère de famille et celui d’interprète qu’elle occupe auprès de l’ONU, cette ancienne professeure d’anglais constitue un pont entre le soutien international et les civil.e.s que la présence serbe met en danger.
De l’anglais au bosnien
Elle est forte même pleine de doute, la voix d’Aida (Jasna Djuricic) qui se déploie dans un mégaphone. Devant la foule de locaux.les terrifié.e.s, la femme à la chemise bleue perchée sur une estrade aux côtés des puissants de l’ONU traduit en bosnien avec un air inquiet une phrase : « tout est sous contrôle ». Il faut tenter de rassurer ainsi les milliers de bosniaques venu.e.s se réfugier dans le campement des casques bleus en cette fin de guerre entre la Bosnie et la Serbie. Le fait historique est ainsi rendu par le vécu d’une femme à cheval entre deux mondes. Originellement professeure d’anglais, elle est employée par l’ONU et semble croire en cette organisation dans un premier temps. La voix d’Aida est un pont entre l’aide potentielle qu’est l’ONU et ceux qui en ont grandement besoin, ceux qui perdent espoir par instant, entassés au milieu de la base de l’ONU où règnent l’angoisse et la saleté. Aide potentielle, car elle se révélera vaine. En parallèle de la perte de contrôle progressive de l’ONU sur la situation se lit celle d’Aida. En effet, alors que les commandants étrangers sont forcés de faire des choix impossibles, Aida est confrontée au pire : choisir entre vivre son privilège seule ou disparaître avec sa famille.
A quarante minutes de Vienne
Srebrenica est à quarante minutes de vol de Vienne. Et pourtant lorsque les forces serbes se pointent aux portes du campement de l’ONU avec autant d’agressivité que d’armes, les Nations Unies ne le semblent plus tant que cela, imagées dans toute leur impuissance dans « La voix d’Aida ». Le colonel Karremans (Johan Heldenbergh) appelle à l’aide, il a besoin de soutien, mais bien vite la base est vidée de ses milliers d’occupant.e.s bosniaques. Après la seconde guerre mondiale, le « plus jamais » était de mise. Et pourtant, cinquante ans plus tard à mille kilomètres de la capitale allemande s’est répété le terrible tableau de l’horreur humaine. L’ONU avait déclaré Srebrenica zone de sécurité pour les civil.e.s et les habitant.e.s, et pourtant ce fut le décor d’un traumatisme national, l’histoire d’un massacre de plus de huit mille habitant.e.s dans la petite ville de Srebrenica. « La voix d’Aida » est ainsi l’histoire d’un échec, celui de l’ONU, et pourtant le film n’est pas et ne veut pas être un portrait à charge.
Mémoire collective
L’enjeu est plutôt dans le travail d’une mémoire collective. En recréant ces scènes douloureuses, le projet force toute une équipe à plonger dans le souvenir autant, voire plus que le public, et surtout à œuvrer pour la mémoire collective tant nationale qu’internationale. Le film est d’ailleurs le résultat d’une collaboration entre de nombreux pays puisqu’il est une coproduction entre neuf pays européens et réunit des acteurs des quatre coins du continent. Les nations s’unissent ainsi pour la mémoire collective. Si les voix d’Aida n’ont pas porté au-delà des frontières en 1995, il est temps que cela soit le cas. Le travail d’une énorme équipe sert finalement une représentation; celle de l’horreur et celle de l’irreprésentable. Or mettre en image ce drame que l’on préférerait oublier est crucial puisque son existence a été souvent niée. Il s’agit ainsi de rendre palpable une réalité sans cesse remise en question. Condamner cette réalité par l’entremise d’images, alors qu’en parallèle les procès de criminels de guerre ont finalement lieu comme en témoigne la condamnation à perpétuité de Ratko Mladic cette année. En plusieurs étapes et plusieurs types d’actes à travers le monde, avancer à petits pas vers une forme de réparation ?
« La voix d’Aida » de Jasmila Žbanic, 2021 – A voir au cinéma d’Oron