Cinéma – Mirer des heures durant « Le tango de Satan » de Béla Tarr
Sombre, noir et lugubre …

Charlyne Genoud | Après avoir fureté le court-métrage sur MUBI vient l’heure de zieuter les films plus longs, « extrêmement longs » même comme les décrit Felipe Nogueira, artiste lausannois ayant performé la semaine passée le visionnement de très longs métrages sous les caméras du sabl.
Scruter au sabl
Le concept des curateurs.rices du sabl, espace d’art virtuel, est simple : mettre à disposition de celle ou celui qui le souhaite un espace pour créer ; faire ce qu’il ou elle entend de ces mètres carrés. Une seule restriction aux velléités des artistes : l’interdiction d’éteindre les quatre caméras de surveillance qui reproduisent en permanence sur www.sabl.live l’actualité du lieu physique. Felipe Nogueira a ainsi proposé cinq jours durant une performance qu’il définit comme « anti-spectaculaire » : regarder des films dont la longueur variait entre sept et douze heures, sous l’œil pluriel des appareils. Qui le souhaitait pouvait dès lors s’inscrire en ligne pour assister en présence à sa démarche et l’accompagner sur la longue route de pellicule qu’il empruntait. Une performance minimale qui semble repenser ce que salle obscure signifie, puisque la pénombre des lieux semble sans cesse niée par les caméras infrarouges captant sa performance tout en en changeant la couleur. Par ailleurs, sa posture spectatorielle instable perturbe : tout en visionnant, il fait lui-même l’objet d’un film, ou en tout cas d’une vidéo infinie – à l’image des films peu brefs qu’il a choisi -, le plaçant plus en acteur qu’en spectateur. Troublant. Vendredi passé, pour le dernier jour de sa performance, Felipe Nogueira projetait le film le plus court de sa sélection : « Le Tango de Satan » de Béla Tarr, un film de 7h30 réalisé en 1994. Impossible de rester concentré.e en permanence, l’esprit divague et se perd parfois. Il faut dire que « Le tango de Satan », par son rythme changeant – comme semble l’annoncer son titre qui allie rythme et mal -, semble se jouer de notre attention.
Les vaches se meuvent
La machine se met en marche avec les sept minutes cinquante d’un plan large de vaches. Leur mouvement lent institue la cadence du film qui va suivre tout en programmant le spectateur ; il s’agira de contempler des êtres pour ce qu’ils sont. Une fois ce sas rythmique pénétré, le spectateur accède à l’intérieur des logements des villageois par un long plan de fenêtre, devant laquelle des silhouettes noires viennent se présenter tout en gardant l’anonymat et le silence. On attend des visages, c’est Madame Schmidt la première qui montrera le sien, dans un regard assassin et soudain, contrastant avec la lenteur à laquelle le film nous accoutume déjà. Déstabilisant par son rythme, le « Tango de Satan » compte 156 plans. Alors que les plans d’un film « classique » hollywoodien durent environ deux secondes en moyenne, la moyenne de temps des plans du « Tango de Satan » est de deux minutes, nous laissant tout le loisir de balader nos yeux sur l’écran.
Sombre, noir et lugubre
Le décor est tout de suite planté : il s’agit de la Hongrie rurale, plate terre de boue sur laquelle de fines routes se dessinent, des longues droites à plusieurs reprises dans le champ qui semblent infinies. Ce travail des formes naturelles s’accompagne aussi d’un jeu très fort sur la géométrie des intérieurs et les mouvements qu’ils permettent aux personnages. Des mouvements que cadencent les tic tac des horloges et la pluie qui tombe, des percussions qui accompagnent l’accordéon du « Tango de Satan ». Des décors comme place de jeu de Béla Tarr ? Passages incessants dans les entrebâillements des portes, défilements devant les fenêtres pudiques qui se cachent sous des dentelles ; tant de décors qui semblent parler d’enfermement et de regard. Pour relayer le nôtre, il y a un personnage de Docteur vivant par procuration en observant la vie du village par sa fenêtre. Une petite fille ensuite, appuyée contre la grande vitre du bar local, observe ce que nous observions jusqu’alors, un village de débauche et de souffrance, morne et glauque. Une vision fatale .
