Cinéma – Les bobines du 77e Locarno Film Festival
La multitude de films que propose chaque année le Locarno Film Festival permet à son public de mettre en perspective diverses manières de filmer. Cette année, nous avons décidé d’inviter le directeur de la photographie César Cadène dans notre rubrique pour discuter avec lui des choix de supports sur lesquels les films s’impriment
Le Courrier :Cette année, tu m’as dit avoir été particulièrement marqué par des films tournés sur pellicule ? Le film lituanien qui a gagné cette année le Pardo d’or, Toxic (Saulė Bliuvaitė, 2024) ne fait d’ailleurs pas exception.
César Cadène :Oui, la pellicule semble avoir un vrai regain. Elle revient en force face à la norme des images numériques, plus faciles à manier mais parfois aussi plus aseptisées. Ce qui est intéressant à regarder avec ce medium, plutôt que son rendu facilement reproduisible en post-production, c’est à quel point elle impacte le processus de fabrication d’un film. Un tournage en pellicule, nécessairement plus coûteux, demande d’avoir découpé et pensé plus précisément son film, de faire confiance à son équipe et d’accepter des éléments inattendus comme des parties intégrantes de son projet. On dit parfois que c’est sous la contrainte qu’on devient créatif, et le choix de la pellicule est à l’image de cela.
LC : Conférer de la valeur à l’inattendu me fait penser au superbe court-métrage « Freak » (Claire Barnett, 2024), en compétition internationale cette année. Filmé au caméscope, le film retrace ce qu’il se passe dans l’intimité d’un couple abordant ses désirs les plus inavouables (à savoir fantasmer sur Jésus). Là aussi, ce qui fait la qualité de ce film est une forme d’abandon provisoire de ce qui survient à l’image. En pleine altercation, la caméra est jetée sur un lit et oubliée là un moment, pour nous laisser imaginer ce qu’il se passe hors-champ. Cet abandon – dans ce cas mis en scène – de l’image nous rapproche beaucoup de l’histoire en la rendant d’autant plus tangible.
CC : Nous avons aujourd’hui énormément d’outils à notre portée : des iPhones aux grosses caméras, en passant par la pellicule ou la mini DV. Ce florilège d’outils est précieux, c’est ce qui plait et permet à beaucoup de chefs·fes opérateur·ices de se questionner largement sur comment raconter une histoire par l’image. Cet aspect plus proche du réel que tu pointes se retrouve à mon sens dans le film « Cent mille milliards » (Virgil Vernier, 2024), tourné en 16mm. Le réalisateur jongle de manière très subtile entre le documentaire et la fiction, suivant des personnages aussi complexes que détruits par la solitude. Dans ce film, le choix de la pellicule prend d’ailleurs un envol poétique. On sent dans chaque image la puissance de celle d’avant, et on anticipe la force de celle d’après. C’est dans la longueur des plans que l’espace et le temps du film se comprennent. Vingt-quatre images seconde pour raconter une vérité, pour laisser le temps couler de manière linéaire, comme un fleuve, une cascade de réel.
LC : Le choix de la pellicule peut aussi être un moyen économique de donner une identité et une unité visuelle à un film à petit budget, c’est du moins ce que disait le réalisateur Bálint Szimler à l’issue de son film « Fekete Pont ». Le long-métrage hongrois a été co-produit par de nombreuses institutions pour contrer l’absence de subventions gouvernementales. Avec son budget restreint, le réalisateur s’empare de la pellicule pour s’éviter de déployer trop de temps et d’argent à éclairer un film qui existe très bien en éclairage naturel, dans l’école primaire dans laquelle prend place ce huis-clos. Plutôt que de portraiturer le mobbing scolaire comme il est usuel de le faire, Szimler s’attache à démontrer que les enfants qui se font harceler à l’école le sont parfois avant tout par leurs enseignant·e·s, ou du moins par un système qui les oppresse. Pour mettre cela en image, « Fekete Pont » propose une scène mémorable de célébration de la rentrée où les enfants et le corps professoral chantent en cœur dans la cour. Sous la chaleur du mois d’août, bon nombre d’enfants s’évanouissent. J’aime à croire que la pellicule permet alors de rendre encore mieux compte de cette chaleur écrasante, par le grain omniprésent dans ce film. Comment est-ce que tu vois le grain, simple esthétique ou manière de texturer l’image, de la rendre presque palpable ?
CC : Pour moi le grain plus ou moins apparent est effectivement une manière de rendre l’image plus sensible à certains endroits. Beaucoup de chef·fes opérateurs·ices n’hésitent d’ailleurs pas à changer d’émulsions (sensibilité de la pellicule) et son développement au cours d’un film, selon les séquences et leurs intentions narratives. Je pense que lorsque l’on regarde des images en pellicule, quelque chose d’assez inexplicable se passe. C’est comme si le grain était un marqueur temporel, on sent défiler le temps, on se raccroche à cette pellicule qui défile. Le numérique est plus propre, plus cru, et permet au contraire peut-être d’oublier que le temps existe pendant quelques heures. Mais au-delà de la texture de l’image, la principale question que se pose un·e chef·fe opérateur·ice est d’où et comment est-ce que l’on voit une situation, à quelle distance se trouve-t-on. Cela est inévitablement différent lors d’un tournage sur pellicule, puisque cette dernière force souvent à être plus loin des personnages avec la caméra, et donc à utiliser d’autres focales. C’est ce qui m’a frappé avec le film « When the Phone Rang » (Iva Radivojević, 2024) : la pellicule nous permet miraculeusement d’être encore plus proche de l’enfant que le film portraiture.
César Cadène
Après un BTS audiovisuel en France César Cadène étudie l’image cinématographique à l’écal. Il y réalise quelques films, principalement des documentaires, avant de se consacrer aux métiers de l’image et de la direction photographique. Il travaille aujourd’hui entre la Suisse romande et Paris.