Cinéma – « Enzo » de Laurent Cantet
Réalisé par Robin Campillo

Dernier projet du réalisateur Laurent Cantet avant sa disparition en avril 2024, « Enzo » est une proposition singulière sur les rapports de classe, reposant sur le refus de l’insouciance bourgeoise par un jeune garçon apprenti maçon.
Deux univers reliés par un scooter
L’été débute sur la Côte d’Azur. Alors que son frère Victor (Nathan Japy) passe des concours pour les plus grandes écoles françaises, Enzo (Eloy Pohu), seize ans, suit un apprentissage dans le domaine de la construction. Chaque jour, il traverse La Ciotat en scooter pour aller de la villa familiale de haut standing, au chantier où il travaille. Sur place, il passe ses journées avec des hommes plus âgés et moins favorisés que lui. Le décor du film se sépare dès lors en deux territoires contradictoires, desquels le protagoniste est le dénominateur commun. Dès les premières minutes du film, ces univers se rencontrent néanmoins, comme pour introduire Enzo par les univers auxquels il appartient : le patron d’Enzo, fâché de son manque d’efficacité, décide de le ramener chez ses parents pour leur parler. Paolo (Pierfrancesco Favino) et Marion (Elodie Bouchez) interrompent leur bain de soleil pour entamer une discussion avec ce chef de chantier surpris de là où il a malgré lui mis les pieds. C’est que le jeune garçon ne ressemble nullement aux autres membres de sa famille, dans laquelle le traditionnel Parcoursup français est de mise. A le voir mollement à l’œuvre sur le chantier, nul ne pourrait se douter que son hobby est de faire des longueurs dans la piscine à débordement
qui encadre sa villa. Face aux dissonances de ces trois adultes issus de milieux différents, que les préoccupations sur son avenir
réunissent, l’intéressé reste muet.
L’âge du silence
Enzo a seize ans, un âge où on a physiquement l’air d’en avoir parfois dix de plus. Ce qui différencie néanmoins un grand enfant d’un jeune adulte se niche fréquemment dans ses prises de parole. Evitant le plus possible le verbe dans la première partie du film, Enzo ne se distingue que peu des adultes du chantier sur lequel il travaille, au point que même le public peut se faire berner par cet adolescent qui apparait comme bien plus âgé qu’il ne l’est réellement. Ce n’est que lorsqu’il se met enfin à parler qu’on saisit là où en est ce grand enfant en quête de repères, qui songe à aller faire la guerre aux côtés de son mentor de chantier ukrainien Vlad (Maksym Slivinskyi). Le film révèle alors l’aspect à deux vitesses du développement d’un adolescent, que le système force à prendre des décisions fondamentales pour son avenir sans forcément l’outiller pour. Alors que des jeunes gens tels que Victor suivent aveuglément le chemin que l’on a tracé pour eux, ceux qui s’y opposent se retrouvent sans mots pour justifier leur résistance. Le mutisme du personnage principal raconte dès lors magnifiquement ce dénuement.
Un casting documentaire
Enzo est un film « de Laurent Cantet », « réalisé par Robin Campillo ». En effet, si Cantet est l’instigateur du projet, son cancer l’a empêché de le réaliser jusqu’au bout. La tache a dès lors été léguée à son ami et collègue de toujours Robin Campillo, qui a signé le scénario et le montage de la majorité de ses films. Les deux cinéastes ont néanmoins pu collaborer jusqu’à l’étape du choix des interprètes, qui apparait comme particulièrement fondamental dans le succès du film (qui a notamment ouvert la Quinzaine des cinéastes cette année à Cannes). Réunissant acteurs·ices professionnels·les et non professionnels·les, le casting de « Enzo » amène le rapport de classe que le film met à jour de manière documentaire. Alors que les célèbres Elodie Bouchez et Pierfrancesco Favino incarnent les dominants·es de l’histoire, des nouveaux venus dans le cinéma français tels qu’Eloy Pohu ou Maksym Slivinskyi donnent corps à ceux qui peinent à trouver leurs places dans l’univers du film. Par ailleurs, le casting de « Enzo » a la particularité de créer une famille qui détonne. Alors qu’au cinéma on tente assez logiquement d’imaginer par le casting des familles crédibles, Cantet et Campillo semblent volontairement façonner une tribu dissonante, qui souligne l’aspect parfois artificiel ou en tous cas aléatoire de la construction qu’est la famille. Sur la base de ce groupe d’individu que rien ne réunit si ce n’est les liens du sang, les cinéastes racontent avec force la situation d’un jeune homme qui refuse l’insouciance bourgeoise de ceux·elles qui l’entourent. Il y a certes dans « Enzo » l’image d’un adolescent bourgeois qui se révolte par le refus d’une posture de classe, mais il y a aussi et surtout dans le film l’image marquante et rare d’un jeune garçon qui tente de se confronter à un monde que les siens scrutent de loin.