Cinéma – E.1027 – Eileen Gray and the house by the sea
de Béatrice Minger et Christoph Schaub

En voix-over de « E.1027 – Eileen Gray and the house by the sea », Eileen Gray énonce qu’être invisible, quand on est femme, est gage de sécurité. Le film récemment nominé dans quatre catégories au prix du cinéma suisse raconte cette discrétion qu’elle appelle de ses vœux, tout en la faisant magnifiquement et fortement exister.
Quand les murs se fissurent
En 1929, sur la Côte d’Azur encore peu envahie par le tourisme, Eileen Gray (Natalie Radmall-Quirke), formée aux artisanats tels que le laquage, se construit un refuge qu’elle nommera « E.1027 », mélange de ses initiales et de celles de son compagnon de vie Jean Badovici (Charles Morillon), critique d’art et architecte. À ses côtés, Eileen Gray vit retirée du monde pour pouvoir travailler. Mais lorsque l’enveloppe protectrice des murs se fissure, elle fuit ce refuge pour s’en construire un autre. La quête du personnage est dès lors aussi claire que ses convictions, et que ses moyens de les respecter. Eileen Gray aime travailler. Relayant très fortement cela, au moyen d’une voix-over qui fait résonner la présence d’Eileen Gray à l’écran, le film évite les écueils usuels des biopics sur des femmes artistes du siècle dernier. Trop souvent – à l’image du récent “Ingeborg Bachmann” (Margarethe von Trotta, 2023) pour n’en citer qu’un – ces derniers finissent par ne raconter que leurs amours, et donc leur rapport aux hommes plutôt que leurs vies de femmes et de créatrices. Dans « E.1027 », la gent masculine est bien présente avec les personnages de Bado, compagnon de vie d’Eileen, et du Corbusier, son rival. Néanmoins, les rapports d’Eileen à ses deux hommes racontent habilement son lien à son travail plutôt que de focaliser sur sa vie privée. En résulte un film sur une créatrice passionnante plutôt qu’une amoureuse aliénée et transie, évitant par là même le côté fulgurant mais désuet du film « people ».
Des fresques comme un viol
Alors qu’Eileen s’est réfugiée à vingt minutes de la maison qu’elle a construite suite à l’envahissement du lieu par les amis de Bado, Le Corbusier s’y installe petit à petit avec Bado. Lors d’une séquence à la sensualité assez géniale, l’architecte de renom se rêve peintre, et se lance dans la réalisation de larges et belles fresques sur les murs immaculés de la maison. Apprenant cela quelques années plus tard, Eileen est dévastée. Sans doute parce que la séquence de peinture engage à admirer plutôt qu’à interroger l’acte, on peut peiner émotionnellement à être en pleine empathie avec Eileen, qui vit les fresques du Corbusier comme un viol. On comprend néanmoins rationnellement la finesse du propos du film sur le rapport au lieu et à la création féminine.
Une maison à soi
L’intérêt d’ « E.1027 – Eileen Gray and the house by the sea » – outre sa magnifique image cohérente et rigoureuse signée Ramon Giger – réside dès lors dans la plongée qu’il propose dans la tête d’une artiste au rapport passionnant aux objets. Dans un décor assumé comme théâtral, Eileen se meut entre des meubles qu’elle a créés. Elle commente en voix-over la manière dont les objets peuvent créer des symphonies, et celle dont le corps humain se déploie comme une caisse de résonance dans les espaces aménagés. La réflexion féministe du film passe dès lors par le rapport à cette chambre à soi qu’Eileen se crée. Alors que cette dernière crée du mobilier, elle en a « assez d’être limitée à concevoir des intérieurs », ce qui apparait comme une manière singulière de parler d’une femme qui tente de sortir de l’espace domestique à laquelle l’histoire des genres la cantonne. Eileen Gray se lance donc dans l’architecture, tout en témoignant de cette relation forte aux intérieurs : lorsqu’elle imagine des maisons, elle tente de le faire en partant de l’humain, et donc de l’intérieur ou de l’intimité, pour ensuite aller vers l’extérieur. Elle considère que la maison est un prolongement de soi, une extension, et n’hésite pas à dire que « la maison est un corps ». Le docu-fiction parle de la création d’un espace certes domestique et protecteur, mais qui n’entrave pas la liberté des corps (féminins).
« E.1027 – Eileen gray and the house by the sea » de Béatrice Minger et Christoph
Schaub, docufiction, 2024, suisse / france, 1h30, V.O. français s-t anglais, 12/12
À voir au Cinéma City Club durant tout le mois de mai