Cinéma – « Anatomie d’une chute », la palme cannoise sort en salles
Dissequée, reproduite, analysée, retournée : la chute mortelle du père de famille qu’est Samuel est sondée pendant deux heures trente dans le film de Justine Triet, qui parvient magnifiquement à restituer l’enfer d’un procès indémêlable.

I don’t know what you heard about me
Anatomie d’une chute s’entame sur une interview dont on peine à saisir les enjeux tant la situation désamorce toute tentative de classification : Sandra (Sandra Hüller) se fait interviewer dans son salon par une jeune étudiante avec laquelle elle semble entrer dans une dynamique de séduction. Verres de vin à la main, les deux femmes discutent, hors-champ d’abord, jusqu’à ce que le regard perçant de l’actrice allemande arrive sur le grand écran. En fond sonore de cette conversation ambigüe, la musique P.I.M.P. de 50 cent perturbe autant l’interprétation de la situation que la conversation en elle-même, rendue inaudible par son volume. Avortée, l’interview est ainsi reportée à un autre jour et à un autre lieu : Grenoble, hors du cocon familial de Sandra, où règnent ses problèmes de couple. Car la musique non désirée de 50 cent, comme on le comprendra ensuite, restera dans le film la seule présence vivante – mais hors-champ – de son mari, que son fils retrouve une séquence plus tard mort, gisant dans son sang, en-dessous du balcon de leur chalet. Cette première scène insaisissable à la tension montante – que renforce la musique aux fortes basses – fera ainsi l’objet d’une longue autopsie juridique, aux rebondissements incessants, et ce jusqu’à l’épuisement.
De la confiance absolue au doute
La chute, c’est dès lors aussi celle d’un procès que l’on vit comme une dégringolade pour cette famille désormais monoparentale dont les liens de confiance titubent. Daniel, 11 ans, qui retrouve le corps de son père, doit témoigner malgré sa cécité pour élucider cette enquête pour mort suspecte. Au procès de sa mère, un an après la chute, il doit ainsi choisir que croire dans cette situation inextricable. Au fil des prises de parole, il assiste en effet à la décomposition de la vie amoureuse de ses parents, et de leurs négociations. Décomposée et scrutée, la vie commune est dès lors très finement représentée chez Justine Triet dans tout ce qu’elle a de moins manichéen. Jalousies, tromperies, intérêts et sacrifices sont passés au peigne fin de la justice, mais aussi criés dans l’espace publique, sans pudeur et avec violence dans la bouche de l’avocat général notamment. Le tribunal est ainsi chez Triet un lieu où l’on juge une femme qui n’a pas hésité à mettre sa carrière d’écrivain au premier plan de sa vie. Dans les propos des hommes – majoritaires au procès – on décèle dès lors une sorte de boysclub organisé, qui se ligue par instant contre cette femme qui ne correspond pas à l’archétype de la mère sacrificielle, mais que l’on peine aussi à voir comme complètement innocente. Justine Triet parle du personnage de l’enfant comme d’un « garçon [qui] passe du stade de l’enfance, incarné par la confiance absolue envers sa mère, à celui du doute ». Mettant son public dans un même état, elle nous fait dès lors revivre ce rude passage vers le monde adulte et ses incertitudes.
Anatomie d’une chute, de Justine Triet, Drame, 2h30, France