Cinéma – « Zahorí » de Marí Alessandrini, 2021
Grand Sud et puissante fable

Charlyne Genoud | C’est d’abord l’histoire d’un paysage de l’extrême : tout au Sud de l’Amérique, la Patagonie, faite de chauds et de froids immodérés. Entre les glaciers et les îles, la forêt et l’océan, à l’Est de la cordillère des Andes sur le territoire argentin s’étend la pampa. Filmée en scope, cette grande étendue qu’est la steppe semble infinie. Le reste du monde existe-t-il encore derrière cette ligne d’horizon ? La question se pose, alors que Marí Alessandrini, ancienne étudiante de la HEAD, nous catapulte sur les sentiers silencieux du Grand Sud qu’elle connait très bien puisqu’elle y a grandi.
Habiter la nature
Filmer la Patagonie en scope, comprimer son image pour mieux rendre à la projection son format panoramique : capturer un paysage prend toujours un autre sens lorsqu’il s’agit d’une terre dont l’histoire est marquée par la colonisation. Comment raconter l’histoire d’un sol que l’on s’est arraché, comment saisir son sujet sans le dérober ? Comme deux faces d’une même médaille, ce long-métrage par instants proche du documentaire aborde la steppe de Patagonie par ses paysages, et par ceux et celles qui les peuple. Les personnages de Marí Alessandrini sont ainsi comme des archétypes errants dans cette paroxystique Amérique du Sud. S’il s’agit d’un film choral, la narration se concentre avant tout sur Mora, jeune suisse italienne âgée de treize ans, que ses parents élèvent dans la pampa, friands d’une vie en autarcie, un idéal qu’ils peinent à mettre en pratique. Issue de cette famille qui se cherche et patauge dans son mode de vie radical, Mora vogue seule dans la steppe et rencontre des personnages fascinants, en contact direct avec cette nature envoûtante avec laquelle elle tente elle aussi de tisser un lien. Elle croise ainsi la route de Nazareno, un vieux gaucho mapuche ayant perdu son cheval. Leur amitié leur permet à tous deux d’avancer vers l’étape suivante de leurs vies respectives. Deux fils narratifs simples se lient pour former « Zahori »: deux quêtes qui, synchronisées dans le temps, permettent de lier ces deux personnages. L’un arrive quand l’autre part: une rencontre qui cristallise le cycle de la vie et de la mort.
Les liens du silence
Il y a de l’espace : cette région est l’une des moins peuplées du monde. Il y a du temps : on est bien loin des grandes villes au rythme furieux et au bruit permanent. Sagesse et solitude sont dès lors les composantes maîtresses de ce film au rythme de la nature. La réalisatrice précise d’ailleurs, en parlant du cheval du personnage de Nazareno, Zahori : « Il n’y a pas de deuxième prise avec les animaux. Un cheval fait ce qu’il veut. Et si on le force il devient nerveux ». Outre Zahori, il y a Mora et son frère, Nazareno, deux évangélistes, les parents en quête identitaire, Selva la femme cow-boy : autant de personnages qui donnent un rythme à cette steppe faite de crainte et de sérenité, de cris et de calme. Ce sont eux qui fixent le rythme d’un film qui prend son temps sans jamais ennuyer, ceci notamment grâce à des images nourrissantes et pertinentes. Ces protagonistes relaient par ailleurs avec eux des époques : le vieux mapuche actualise par exemple l’histoire des terres que filme Alessandrini. De même que ces voix, les musiques amènent au récit, par leurs vertus mémorielles, rythme et souvenirs. S’il est globalement peu accompagné de musique, le film comporte en effet quelques occurrences musicales qui intègrent un peu de l’ailleurs, qu’il soit spatial ou temporel. Ces mélodies qui se mêlent aux voix et au vent dans « Zahori » permettent la construction d’une image de la Patagonie comme carrefour du globe et des époques, un lieu marginal au sein duquel les bourrasques semblent convoquer l’universel.
Du désancrage pour l’éternel
On dit parfois que les mythes sont une transformation de conflits fondamentaux insolubles. A la fois profondément ancré dans ce paysage quasi lunaire, et en même temps offrant un silence qui parle à tous·tes, Zahori s’inscrit dans ce type de récit apte à habiter notre imaginaire collectif pour l’apaiser. La réalisatrice précise en interview : « Il y a pour moi une nécessité anthropologique dans la fiction ». Par son traitement du récit initiatique, le long-métrage illustre l’éternel cycle de vie et de mort bien au-delà de la cordillère des Andes : sa narration est si fondamentale pour la nature humaine, pour son rapport à la mort et au silence, que le film en devient une fable, un mythe prêt à nous accompagner et à nous habiter pour longtemps encore.
« Zahorí », fiction de Marí Alessandrini, 2021. Suisse-argentine-chili-france, 2020, 105′, vf, 16/16 ans. Pardo « the films after tomorrow » du locarno film festival, sélection suisse. A voir au cinéma d’Oron, samedi 18 à 18h et dimanche 19 décembre à 20h.

