Cinéma – « Deux » de Filippo Meneghetti
Féminin pluriel au cinéma d’Oron

Charlyne Genoud | Au dernier étage d’un immeuble, Madeleine (Martine Chevallier) et Nina (Barbara Sukowa), deux retraitées aux brillants regards bleus vivent leur amour passionnel tout en se faisant passer pour de simples voisines de palier. Ensemble, elles prévoient de profiter de leurs dernières années en laissant de côté les sacrifices qui incombent fréquemment aux mères et aux grands-mères; ensemble, elles prévoient de profiter de leurs dernières années pour vivre leurs vies de femmes en partant s’installer à Rome.
Regard double
Si « Deux » raconte l’histoire de deux amoureuses, le long-métrage semble imager surtout la vie d’une femme double-face; Madeleine, une grand-mère tentant de laisser entrevoir à ses enfants et petits-enfants qu’elle est aussi une individu empreinte de désirs et de rêves, malgré son âge avancé. Filippo Meneghetti dit en entretien aimer commencer ses films par une séquence qui hypnotise son public. Dans des couleurs froides et matinales, un jeu de cache-cache entre deux petites filles comprenant une sorte d’illusion d’optique active le regard du spectateur en le piégeant. Les règles du jeu sont posées : le regard du spectateur de « Deux » devra être double, il devra voir dans le personnage de Madeleine une femme et une mère, ce que ses enfants ne parviennent justement pas à faire.
De femme à mère
Meneghetti fait la présentation de ses deux personnages
féminins en les montrant dans leur quotidien d’amoureuses. Après avoir vu l’amour de ces deux conjointes se déployer dans leur
intimité, voir individuellement Madeleine (Martine Chevallier) accompagnée de ses deux enfants et de son petit-fils la fait changer de statut, passant de femme à mère. Ce mouvement semble fondamental puisqu’il s’oppose à une dynamique plus traditionnelle, présentant d’abord une mère pour ensuite lui faire gagner un statut de femme en lui faisant vivre une aventure amoureuse, un schéma que l’on retrouvait par exemple récemment dans « Mare » ou dans « Le milieu de l’horizon » : des films montrant des épouses enfermées dans leur statut de mère, qu’elles renversent par une relation extra-conjugale. Dans « Deux », l’émancipation pré-existe à l’oppression du carcan familial, en tous cas au niveau du scénario, un mouvement particulièrement original et intéressant.

Mère courage
Lorsque l’on découvre Madeleine en mère et grand-mère, elle est au premier plan du champ, fêtant son anniversaire, un détail intéressant puisque ses enfants ne parviennent justement pas à voir au-delà de son statut de vieille dame. Et pourtant il faudrait, puisque Madeleine doit leur annoncer son départ imminent avec Nina pour Rome. La crainte au bord des lèvres, sa silhouette nette et sereine se détache d’un arrière-plan flou, duquel on distingue ses deux enfants discutant et disputant les erreurs passées de leur mère, soulignant leur aveuglante envie de ne pas voir au-delà de son rôle de génitrice. Et lorsqu’elle se lance, un plan large avec ses deux enfants d’une part et d’autre de la table, leurs regards consternés et paniqués montrent parfaitement cette scission, cette impossibilité pour un enfant qui s’est construit sur la base solide qu’est une matrone, de voir la femme derrière la mère sacrifice, la mère courage qui a délaissé ses rêves pour la sainte famille. Alors Madeleine remballe ses propos de femme amoureuse, et les remplace par ceux d’une maman: un « je vous aime », qui les rassure sur le fait qu’elle est bien la vieille dame qu’ils voient en elle. Mais la caméra de Filippo Meneghetti, qui nous permet de voir cette Madeleine double-face, nous octroie en même temps le droit de questionner la vision traditionnelle et normée de la mamie et de la famille.
Cinéma à l’huile
« Deux » est ainsi une ode à l’amour, et probablement aussi une douce missive au cinéma puisque tout est question de regard et de pluralité de perceptions. Le film semble questionner le regard d’enfants sur leurs parents, mais aussi le regard hétéronormé intériorisé que Nina remarque chez sa compagne. « Tu vois Mado? Tout le monde s’en fiche des vieilles gouines ». Au niveau de l’image, les nombreux surcadrages, des cadres découpés révèlent au regard les différentes couches de narrations auxquelles il a affaire. Meneghetti, et son chef opérateur Aurélien Marra construisent ainsi les images comme des peintures à l’huile : en plusieurs couches, donnant aux images tant physiques que symboliques une épaisseur digne des plus grands maîtres de l’histoire.
« Deux » de Filippo Meneghetti, 2019, 95’. A voir au cinéma d’Oron, dimanche 29 août à 18h
A l’écran les retraitées
« L’âge ça vend pas trop » confie Filippo Meneghetti lorsqu’il parle de son film. Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, nos grands écrans se font de plus en plus les porte-voix ou porte-histoire de personnages féminins révolutionnant leurs fins de vie. Du documentaire Les dames de Véronique Raymond et Stéphanie Chuat il y a quelques années, à la remise d’un prix au film Rose d’Aurélie Saada la semaine passée à Locarno, la retraite des femmes occupe de plus en plus la tête d’affiche. C’est que les femmes ne sont probablement plus définies par leur âge, et ne souffrent plus de la date de péremption qu’imposait trop souvent le regard masculin sur leurs corps jusqu’à récemment. C.G.