CINEDOC.CH – Le rendez-vous documentaire des cinémas romands
Sauve qui peut d’Alexe Poukine

Ciné-doc propose ce mois-ci un documentaire aussi passionnant qu’intelligent sur les pratiques de simulation dans le milieu hospitalier. Des étudiants.es en médecine aux soignants.es à bout, « Sauve qui peut » parvient à montrer la réalité du monde médical sans jamais la filmer directement.
Quand le documentaire engage des acteurs.ices
Il est courant de ne pas placer le documentaire et la fiction en opposition, puisque les deux s’attèlent à filmer le réel en le mettant plus ou moins en scène. En documentaire, les êtres filmés jouent a priori leurs propres rôles. Faire un documentaire sur des acteurs et actrices a donc d’emblée quelque chose de retors. En 2020, Visions du réel mettait à l’honneur Petra Costa, et présentait son film « Osmo and the Seagull » (Petra Costa & Lea Glob, 2015), qui rendait floue la frontière du jeu : un couple d’interprètes préparait sur scène « La Mouette » de Tchekhov, et en coulisses la venue de leur enfant. La question sous-jacente du film, à l’image de celle de « Becoming Giulia » (Laura Kaehr, 2022, disponible sur Play Suisse) était celle du corps, un instrument de travail que l’on ramène dans sa vie privée lorsque l’on est comédien.ne. Dans « Sauve qui peut », ces questions sont re-brassées comme des cartes savamment amenées : face à des étudiants.es en médecine, Alexe Poukine filme des acteurs et actrices jouant des patients.es qui doivent recevoir une mauvaise nouvelle. Le film s’entame ainsi sur l’un d’entre-eux, lisant le scénario qu’il interprétera ensuite. Il liste des états physiques qu’il devra incarner ensuite, faire siens pour un temps. Dans la salle aseptisée, le comédien, le jeune médecin et ses deux superviseuses laissent s’écouler le temps de l’annonce. Tous savent que « c’est pour de faux », nous y compris. Pourtant, l’émotion gagne à la vue de ces entrainements, qui disent si bien et si fort la réalité d’un monde médical jouxté par la mort.
Le théâtre de l’opprimé pour déjouer
Au cours de ces simulations, l’idée est d’apprendre à des futurs.es professionnels.les de la santé comment faire preuve d’empathie, tout en leur permettant d’avoir un feedback honnête de la part de l’interprète pris.e en charge. Petit à petit, Alex Poukine ajoute au montage de « Sauve qui peut » les images d’une situation connexe : celle de soignants.es qui se réunissent dans leur temps libre pour rejouer des scènes douloureuses de leur vie professionnelle. En posant côte à côte ces deux situations fausses qui révèlent le vrai, la réalisatrice pose la question de la responsabilité individuelle des soignants.es, desquels on attend de la bienveillance alors qu’ils évoluent dans un contexte maltraitant. Comment peut-on prendre soin des autres quand le système nous pousse à bout ? La pratique du théâtre forum, l’une des formes du théâtre de l’opprimé, permet dès lors de rejouer les souffrances du corps médical, pour mieux les déjouer.
Au bord de la page
Le long-métrage d’Alex Poukine traite son sujet avec beaucoup de finesse. Si ce qui s’y passe est passionnant, la réalisatrice y ajoute de la complexité par son travail d’écriture. Au-delà de sa thématique, le film est profondément intéressant pour ce qu’il dit du documentaire et de la fiction, parce qu’il filme le faux pour révéler le vrai. Tout se passe dès lors comme si en filmant la marge de la page, Alex Poukine parvenait à évoquer d’autant plus fortement tout ce qui s’y trouvait.

Chexbres – Cinéma de la grande salle
Vendredi 14 février | 20h30
Séance suivie d’échanges avec Francine Viret,
responsable programme patient simulé de l’UNIL et
Ophélie Viret, médecin cheffe de clinique aux urgences du CHUV