Ciné-doc – « Matter out of place » de Nikolaus Geyrhalter
Sisyphe poussera des poubelles
« Matter out of place » est un terme qui désigne globalement tout ce qui est laissé par l’être humain dans un environnement auquel il n’appartient pas originellement. Le terme pousse ainsi la réflexion à l’essence de ce qu’est un déchet, comme le fait par ailleurs le film éponyme qui sera diffusé vendredi au cinéma de la grande salle de Chexbres, en partenariat avec Ciné-doc.

Voir la réalité en face
Ce qui frappe dès le premier plan de Matter out of place, c’est la frontalité des plans et la minutie avec laquelle ils sont construits. Dans un champ de la périphérie de Soleure, une tractopelle avance tout droit jusqu’à la caméra, qui ne bronche pas, et se met à creuser jusqu’à découvrir une multitude de déchets datant des années 40. Couche par couche, la pelleteuse révèle ainsi des années de négligence dans le traitement des déchets. Deux hommes apparaissent dans le cadre et s’étonnent de la présence des restes d’une décharge sous un champ d’agriculture. La solitude de ces deux hommes listant les matériaux abandonnés au milieu d’une grande étendue a quelque chose de dramatique, comme s’ils étaient les derniers survivants d’une apocalypse. Leurs mots, les premiers du film, constitueront à peu près les seuls du long-métrage documentaire. Cette séquence semble ainsi programmer tout ce qui va suivre : par l’ici et maintenant soleurois, le réalisateur entame un parcours suivant celui des déchets, aux quatre coins du monde. Un parcours contemplatif, comme semble le souligner l’usage presque unique du plan fixe : il s’agit de se poster, et d’observer. De la passivité du regard émane avec Matter out of place l’activité de la pensée.
Leave no trace
Par ce premier plan fixe, on comprend ainsi l’enjeu du film: voir la réalité en face, ce que permet les superbes cadrages de Geyr-halter, qui réalise tout en faisant aussi l’image. Filmer le ramassage des déchets, du Népal au Valais, en passant par les Maldives, revient à imager un même phénomène dans toute la variété de ses détails. Par les cadrages larges, la caméra ne s’approche jamais vraiment des déchets, mais les voit dans leur contexte. On passe ainsi d’un paysage paradisiaque à l’autre, mais l’idylle est toujours brisée par la montagne de déchets qui apparait dans ce même cadre dans un second temps. Le film nous tient ainsi en haleine par la variété de ce qu’il montre, et par sa forme linéaire, qui montre chacune de ces petites histoires l’une après l’autre : les paysages ne reviennent pas, le parcours continue sans cesse, jusqu’à arriver dans un désert du Nevada, lors du festival Burning man. La politique y est bien claire, « Leave no trace » clament les ramasseurs de déchets qui suivent un programme précis pour fouiller le sable au point d’en extraire des choses aussi petites que des verres de contact.
Paroles de déchets
Des humains, il y en a quelques-uns dans ce documentaire, et tous ont en commun leur lutte pour mener la vie dure aux déchets. A force de voir ces amas de choses dont on ne veut plus, on comprend bien que le problème est insoluble, que les déchets ne disparaissent jamais vraiment et qu’ils constituent une sorte de pierre de Sisyphe pour l’humanité. Le documentaire va plus loin que de parler uniquement de déchets ou d’écologie : il parle des traces laissées en permanence par l’être humain, et l’impossibilité de les éradiquer. Si les mots se font rare dans cette fable contemplative qu’est
Matter out of place, il n’empêche que les humains sont partout représentés, discrètement présents. Les déchets parlent, et ont tant de choses à dire que Matter out of place trouve un équilibre parfait entre le bruit et le silence.
« Matter out of place » Nikolaus Geyrhalter, Autriche,
2022, DCP 4K, Color, 110’, o.v. Swiss German/Nepali/English
CHEXBRES
Cinéma de la grande salle
Vendredi 24 février | 20h30
Séance en présence de Félix Schmidt, ingénieur en environnement