C’est à lire – Daniel de Roulet va sur les pas de 23 écrivains suisses et étrangers
Une approche originale de la littérature
Il est lui-même l’auteur d’une série de romans, dont un cycle passionnant sur l’ère nucléaire, allant de la fabrication de la bombe atomique aux USA à la tragédie de Fukushima. C’est en même temps un passionné de course à pied. C’est donc tout naturellement qu’il marche sur les pas de ses prédécesseurs ou contemporains, s’efforçant notamment de saisir l’influence sur leur œuvre des lieux où ils ont vécu. Roulet n’écrit pas des hagiographies. Au contraire, il manifeste une certaine insolence. Il débusque les erreurs, voire les mensonges. Mais cela avec humour et sans agressivité. Les auteur-e-s dont il parle ne vont donc pas tomber de leur piédestal, mais ils y gagneront en humanité.
Le livre commence par un long chapitre sur le voyage de Stendhal en Italie. Or, il se trouve que le grand romancier du XIXe siècle évoque de nombreux sites qu’il n’a même pas visités. On est proche du « mentir vrai » dont parlait Louis Aragon : Se non e vero, e bene trovato, disent les Italiens. On apprendra aussi l’influence des hommes et des femmes qu’il a rencontrés, et celle de ses héros comme Bonaparte, sur les personnages inoubliables de ses maîtres-livres, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme. Puis l’on voit Daniel de Roulet courant à travers les bois proches de Paris sans jamais trouver la maison de Victor Hugo… Plus poignantes, les pages consacrées à Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons, un pacifiste qui sera tué lors d’une de ces offensives imbéciles qui marqueront la grande boucherie de 1914-1918.
A propos de Louis Chevrolet, Blaise Cendrars et Le Corbusier, l’écrivain dégage fort bien le rôle de La Chaux-de-Fonds, ville industrieuse et progressiste, dans leur formation et leur mentalité. Il dédie un poème plein d’humour noir, dénonçant les saccages de la nature, à ce grand amoureux du pays vaudois que fut Gustave Roud. Il relève l’effet de « purgatoire » qu’ont connu deux auteurs célèbres de leur temps, Roger Vailland et Annemarie Schwarzenbach (les écrits de la seconde étant systématiquement détruits après sa mort par sa très influente et très hitlerophile famille). L’auteur marque la différence entre le vénéré mais assez conformiste critique littéraire Jean Starobinski d’une part, et le très engagé Max Frisch d’autre part, dont Roulet, par son engagement personnel et le caractère politique de son œuvre, est sans doute l’écrivain le plus proche.
On appréciera particulièrement un chapitre savoureux consacré aux « quatre CH » : Chessex, Chappaz, Chevallaz et Cherpillod. A travers eux, Daniel de Roulet note dans la littérature romande, après Ramuz et Cendrars ouverts au monde, « une thématique du repli tragique » sur le pays, avec la surabondance de thèmes comme la solitude, l’introspection, le suicide, le deuil et les paysages neigeux. Texte émouvant sur le destin de Niklaus Meienberg, ce journaliste particulièrement critique envers la Suisse, qui fut poussé au suicide. Il avait écrit notamment L’Exécution du traître à la patrie Ernst S., un épisode tragique durant la Mobilisation, dont Richard Dindo fit un excellent film, auquel le Conseil fédéral refusa tout subside. L’heure de la commission Bergier n’avait pas encore sonné…
Daniel de Roulet
Portraits clandestins, Chêne-Bourg, La Baconnière
2023, 182 p.