C’est à lire – Le premier roman de Elisa Shua Dusapin est tout en finesse
Un petit bijou littéraire trouvé dans une bibliothèque de rue…

Plusieurs localités de notre district comportent une « bibliothèque de rue » en libre accès… parfois localisée dans une ancienne cabine téléphonique. Il vaut la peine d’y aller voir. On y trouve parfois des choses fort intéressantes, qu’on peut emporter librement. On peut aussi y apporter des livres qu’on ne lira plus, et en faire bénéficier d’autres lectrices et lecteurs. C’est donc un outil parmi d’autres de démocratisation de la culture. Mais attention ! Ces bibliothèques ne sont pas des déchetteries, où l’on va se débarrasser de vieux bouquins aux pages jaunies et écornées dont on ne veut plus. Notons que la piscine de Pully en comporte une, avec de nombreux livres pour enfants.
Par hasard donc, en passant devant celle de Cully, nous avons pris un très joli roman, qui plaira à un large public. Elisa Shua Dusapin, née en 1992, est comme son nom l’indique de père français et de mère sud-coréenne. Comme d’ailleurs son « héroïne », la narratrice de l’histoire. Celle-ci se passe à Sokcho (souvent appelée Sokcho Beach), une station balnéaire aux nombreux hôtels, très prisée en été mais quasi déserte en hiver, saison pendant laquelle se déroule le récit. Sokcho est proche du 38e parallèle, cet étroit no man’s land démilitarisé, qui fait frontière entre les deux Corées. Le souvenir de la guerre de Corée (1950-1952), un horrible conflit qui fit trois à quatre millions de morts, le plus sanglant de la guerre froide, est toujours présent dans les esprits. Il aurait pu aboutir à une guerre nucléaire entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, si le président américain Truman n’avait pas sagement limogé le général MacArthur, lequel voulait larguer des bombes atomiques sur la Chine communiste… La présence près de Sokcho de
barbelés et de bunkers montre que le risque d’une attaque nord-coréenne est toujours présent aujourd’hui. Il plane donc sur le récit un arrière-fond d’inquiétude et de menace.
Ce petit livre nous fait aussi mieux connaître la vie coréenne, ses fêtes traditionnelles telles le Nouvel An lunaire, l’omniprésence de ses marchés aux poissons (où travaille la mère de la narratrice), ses nourritures. Vous apprendrez donc par exemple ce qu’est le miyeokguk, la soupe d’algues… Comme chez nous, on assiste à un certain conflit des générations, entre celle plus traditionnelle de la mère et celle, très libérée, de sa fille.
Mais ce sont des thèmes secondaires, bien qu’ils donnent au récit son originalité et sa couleur. L’essentiel n’est cependant pas là. Le roman raconte la rencontre entre une jeune femme moderne mi-coréenne – fruit des amours épisodiques entre un Français et une Sud-coréenne qu’il a abandonnée – et le dénommé Kerrand, un auteur de bandes dessinées lui aussi Français, à vrai dire un personnage pas très sympathique, car assez suffisant voire méprisant. Bien que la jeune femme ait par ailleurs un fiancé, Jun-oh, plutôt égocentrique, un amour va, par petites étapes, naître entre eux, sans qu’ils ne se le disent jamais. Tout est dans les silences, dans les allusions, narrées avec beaucoup de finesse, en mineur. Un sentiment fortement chargé d’érotisme suggéré plutôt que dit. Cela fait un peu songer au fameux roman de Marguerite Duras, Moderato Cantabile, qui évoque la liaison impossible, et donc non aboutie, entre une grande bourgeoise et un ouvrier, dans une ville triste au bord de l’océan.
Un excellent film en a été tiré, avec la présence de Jean-Paul Belmondo, qui pour une fois renonce à ses rôles de cascadeur… Même froidure en hiver à Sokcho, avec des températures beaucoup plus basses, la neige, la glace, qui concourent à l’atmosphère du roman.
L’amour entre Kerrand et la narratrice se réalisera-t-il ? C’est ce que découvriront les lectrices et lecteurs de ce roman court, bien écrit, avec une extrême sobriété, sans un mot de trop, où tout est suggéré. Bref, une authentique réussite pour un premier opus. Une jeune écrivaine de talent est née !
Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho, Carouge-Genève, Editions Zoé
2016, 146 p. (en éd. de poche : Gallimard Folio 6512)