C’est à lire – La riche activité des Maisons du Peuple de Lausanne
Olivier Pavillon
Même si l’ouvrage d’Olivier Pavillon s’intitule Les Maisons du Peuple, le cadre chronologique (1899-1945) est clairement fixé. Il va être essentiellement question de l’ancienne Maison, dont l’existence même est bien oubliée, voire ignorée : celle de la Caroline, qui se situait à l’emplacement du grand bâtiment actuel des Retraites populaires. En revanche, l’auteur considère avec raison le Cercle ouvrier, plus tardif, comme une seconde Maison, quelque peu concurrente, et surtout comme l’embryon de la Maison du Peuple actuelle… La légère ambiguïté du titre est donc levée !
Pavillon montre bien que l’espace de la Caroline ne fut nullement à la base une création du mouvement ouvrier lui-même, mais qu’il était issu de préoccupations philanthropiques et humanistes bourgeoises, assez paternalistes, dans le but d’une réconciliation et d’une fraternisation entre les classes sociales. La Maison du Peuple prendra cependant une orientation clairement « ouvriériste » avec la période « syndicaliste-révolutionnaire » du Parti socialiste lausannois, et cela jusqu’en 1909. Car cette année-là, notamment sous l’impulsion du Combier Paul Golay et du Neuchâtelois Charles Naine, naît le Parti socialiste vaudois moderne, tel qu’on le connaît aujourd’hui. En passant, Pavillon présente un tableau clair, notamment pour le profane, des tribulations politiques assez complexes du mouvement socialiste vaudois. Diverses personnalités sortent du lot, notamment celles du médecin anarchiste Jean Wintsch (1880-1943) et d’une grande pacifiste et féministe, l’enseignante Hélène Monastier (1882-1976), puis celle de Paul Golay (1877-1951), rédacteur du Droit du Peuple.
Olivier Pavillon brosse un excellent tableau de la riche vie culturelle de la Maison du Peuple. Ne mentionnons que les écoles inspirées par l’anarchiste espagnol Fransisco Ferrer, fusillé par la réaction cléricale en 1909, l’existence d’un « théâtre prolétarien », ainsi que de multiples conférences scientifiques ou littéraires. On notera la mise sur pied de nombreux cours, qui ont donc constitué une sorte d’Université populaire avant la lettre. Ses initiateurs partaient de slogan selon lequel « l’Université doit aller au peuple, parce que le peuple ne va pas à l’Université ». Mais ces cours généreusement donnés par d’éminentes personnalités, dont le savant Auguste Forel, répondaient-ils vraiment aux préoccupations d’une classe ouvrière vivant chichement ? Un nom est évoqué longuement et avec déférence, celui du Saint-Gallois Anton Suter (1863-1942), un riche mécène aux idées socialistes qui ne cessa de financer généreusement la Caroline et ses nombreuses activités culturelles. Parmi ces dernières, des concerts hebdomadaires donnés par le réputé Orchestre symphonique de Lausanne, fondé en 1903, et dont l’un des dirigeants sera Victor Desarzens. On y entendit aussi Clara Haskil, Igor Stravinsky ou encore Pablo Casals, pour ne citer que ceux-là ! On vit même à la Caroline, entre autres personnalités mondialement connues, Jean Jaurès, Lénine, alors en exil en Suisse, et le mahatma Gandhi, à l’occasion de sa visite à Romain Rolland, à Villeneuve.
Avec le Cercle ouvrier, fondé en 1925, on est en face d’une véritable création socialiste et syndicale. Il deviendra la maison des travailleurs et travailleuses lausannois, ce à quoi la Caroline n’était parvenue que partiellement. Celle-ci fut finalement démolie en 1954.
Pavillon ne consacre que quelques lignes à l’actuelle Maison du Peuple de Chauderon, inaugurée en 1961. Cette dernière, malgré l’aspect un peu lugubre de ses locaux, qui avant leur rénovation auraient pu servir de décor pour un film sur la Stasi est-allemande, a confirmé la réconciliation entre partis de gauche et syndicats. Elle continue à avoir une intense activité politique et sociale (Parti socialiste, POP, Cercle ouvrier, AVIVO, etc.) mais n’a jamais joué le rôle culturel éminent qu’a revêtu son ancêtre de la Caroline, dont l’auteur du livre rappelle les riches heures.
On regrettera juste qu’Olivier Pavillon n’ait pas consacré un court chapitre introductif aux Maisons du Peuple en Europe et en Suisse, à leurs différentes fonctions et missions : café populaire, lieu de dépôt des banderoles et drapeaux pour des occasions telles que le 1er Mai, salles de réunions et de meetings, architecture extérieure symbolique de « cathédrales du prolétariat », magnifiquement évoquées dans le livre de Mario Scascighini, La Maison du Peuple. Le temps d’un édifice de classe. Il est vrai que, sur le plan du bâti, celles de Lausanne ne pouvait rivaliser avec les imposantes Maisons du Peuple de Bruxelles, Leipzig et même de Bienne. Ce chapitre initial aurait permis à l’ouvrage d’Olivier Pavillon, par ailleurs très bien informé, richement illustré, intéressant et de lecture agréable, de sortir de son cadre strictement local.
Les Maisons du Peuple de Lausanne (1899-1945) d’Olivier Pavillon
Lausanne , éd . Antipodes , 2024, 165 p.