C’est à lire – Il largue des tracts antifascistes sur Rome en 1931 !
A travers la vie de Lauro de Bosis, une fresque magistrale de l’ère mussolinienne
Voici l’un des ouvrages historiques les plus intéressants qu’il nous a été donné de lire depuis des années. Il est centré sur la vie de Lauro de Bosis, poète et éminent représentant de l’antifascisme. Né en 1901, il est issu d’une famille italo-américaine très cultivée. Le livre retrace son évolution politique, qui le mènera à fonder d’abord, en 1927, l’Alliance nationale pour la liberté, un mouvement pacifique qui se distançait des groupes antifascistes socialistes et communistes. Auteur d’un grand poème intitulé Icare et passionné d’aviation, il s’envole le 3 octobre 1931 de Nice et répand sur Rome (jusque sur la résidence du Duce !) des milliers de tracts invitant la population à la non-collaboration avec le régime, pour lequel c’est une insupportable humiliation. Il ne reviendra pas de son équipée et disparaît en mer. Le récit de la préparation minutieuse de l’aventure est passionnant. Lauro de Bosis arrivait cependant trop tôt. Pendant les années suivantes, et notamment lors de la conquête de l’Ethiopie à coups de gaz asphyxiants en 1935, une partie du peuple italien se laissa griser et abuser par la propagande omniprésente du régime.
Au-delà de l’aspect biographique du livre, son auteur, un journaliste canadien anglophone, raconte toute l’histoire du fascisme. Celui-ci faisait d’ailleurs des émules dans le monde, et jusqu’aux Etats-Unis, comme le montre par exemple l’adhésion totale de Charles et Anne Lindbergh aux régimes mussolinien et hitlérien. Certes, Taras Grescoe s’appuie sur une très riche bibliographie, et une partie des faits qu’il relate est supposée être bien connue. Ainsi les expéditions contre les Maisons du Peuple par des voyous en chemise noire, dont nombre d’arditi, troupe d’assaut en 1914-1918 repue de violence. Ils usent du manganello (gourdin) et de l’absorption de l’huile de ricin imposée à leurs victimes, socialistes ou tout simplement démocrates. Ou encore la pitoyable équipée que fut en réalité la Marche sur Rome de 1922, un pur coup de bluff qui n’aboutit à la « prise » du pouvoir que grâce à la pusillanimité du très falot souverain Victor-Emmanuel III, et à la complicité passive des cadres de l’armée et des élites patronales, qui craignaient l’avènement du « communisme ».
L’originalité du livre réside dans le fait qu’il traite de sujets moins connus, sinon des historiens professionnels. Très intéressantes pages sur la volonté du Duce de transformer Rome et de restituer la grandeur impériale antique, en rasant des quartiers entiers, en hérissant la ville d’édifices pompeux et grandiloquents, tel le quartier de l’EUR (Esposizione universale di Roma), qui devait se tenir en 1942 mais qui, vu la guerre et les défaites successives de l’armée italienne, n’eut évidemment jamais lieu… Désireux de mettre partout en valeur une romanità mythique, Mussolini finança aussi de coûteuses recherches archéologiques, qui souvent ne menèrent à rien… sinon à la découverte de papyrus égyptiens ! Quant à la personnalité du Duce (étalant DUX DUX DUX DUX sur d’innombrables façades), sous ses airs de matamore, il apparaît comme un couard, et cela jusqu’à sa fin en 1945, où il chercha à se réfugier en Suisse en revêtant l’uniforme d’un SS allemand. On sait que, reconnu par des partisans, il fut aussitôt exécuté avec sa maîtresse et leurs cadavres pendus par les pieds devant un garage de Milan. Ceux qui en Italie rêvent d’un retour au fascisme feraient bien de lire les pages consacrées à la sinistre police politique, l’OVRA, qui allait jusqu’à assassiner des opposants à l’étranger. On sera intéressé aussi par les nombreux passages consacrés au développement de l’aviation en Italie, pionnière dans ce domaine, mais à l’incapacité du fascisme à former une véritable force aérienne. Quant aux illusions sur les « succès » économiques du régime corporatiste, elles sont mises à mal par Taras Grescoe, qui montre que sous le vernis des « trains qui arrivent à l’heure », de l’assèchement des marins Pontins et de la création de villes nouvelles aux pompeux noms romains, la misère n’a cessé de régner en Italie pendant les années sombres 1922-1945. Sans parler du ralliement de Mussolini à Adolf Hitler et des mesures anti-juives, dans une Italie où l’antisémitisme n’existait quasiment pas.
Derrière la figure attachante mais complexe de Lauro de Bosis, un héros avec ses parts d’ombre (dont le désir de se couvrir de gloire par son vol), on voit défiler une série de personnages réels, notamment nord-américains. Et surtout, on croit assister à un long et précis film documentaire sur l’ère mussolinienne, qui se termina en catastrophe. Voilà donc un livre remarquable et qui devrait être une sorte de vaccin contre les actuelles tentations d’une extrême droite hitlero-fascisto-franquiste !
Taras Grescoe, Le maître des airs. Amour, héroïsme et antifascisme : disputer Rome à Benito Mussolini, Editions Noir sur Blanc, 2023, 391p