Cinéma – Locarno prime des anti-roadtrips en circuit clos
Le festival de Locarno, en tant que grande institution culturelle suisse, est un événement éminemment politique. Années après années, son concours international représente en dix-sept films un peu de l’état du monde. A l’issue du festival sont remises des sommes non négligeables aux signataires des films primés, marquant par ce soutien financier un soutien idéologique. Cette année, le jury présidé par Lambert Wilson récompense trois films mettant en scène des personnages bloqués par des frontières, et de ce fait condamnés à errer, voire à hanter des lieux qui semblent les écraser.
Critical Zone de Ali Ahmadzadeh
Le Pardo d’or a cette année été remis au film « Mantagheye bohrani », un long-métrage interdit de diffusion en Iran. Lors de la première de son film, le mardi 10 août, son co-producteur Sina Ataeian Dena lisait ainsi gravement un texte écrit par le réalisateur que son gouvernement interdit de quitter le pays. Rappelant sa propre situation d’enfermement, son film suit les nuits d’Amir, sillonnant Téhéran dans de longs tunnels qui paraissent sans issue. Le film ressemble ainsi à un anti-roadtrip, en circuit clos, dans lequel le dealer qu’est Amir s’apparente à un sauveur, pour une population qui subit l’enfermement. Des phrases fortes telles que « les routes ont abandonné leurs fins dans l’obscurité » viennent ainsi préciser les intentions d’un film qui s’attelle sinon à restituer la morne errance de son protagoniste, orchestrée par une triste voix de GPS. Le rythme y est néanmoins varié grâce à certaines scènes pleines d’élan : alors qu’il avale un mélange de drogues et d’alcools en compagnie d’une hôtesse de l’air qui deal par-delà les frontières, le tempo du film augmente jusqu’à une envolée magistrale de cette hôtesse de l’air sous coke qui ouvre le toit de la voiture en marche pour se lever et hurler sa haine du gouvernement. La séquence est longue, les « Fuck you » se répètent jusqu’à épuisement. La durée semble néanmoins parfaite, signalant la lourdeur de la situation politique en Iran. La redescente est abrupte : son avion s’envole et la nuit d’Amir continue dans la platitude de ses « tournez à droite », « tournez à gauche », « faites demi-tour ».
« Do Not Expect Too Much From the End of the World » de Radu Jude
Sorte de pop star du festival dont tout le monde parlait, le dernier film de Radu Jude « Nu aștepta prea mult de la sfârșitul lumii » s’apparente aussi à un anti road-trip dans lequel sa protagoniste Angela parcourt Bucarest en long et en large, épuisée et sous-payée par la multinationale qui l’emploie. Alors qu’elle cherche des employé·e·s à même de parler de la sécurité au travail pour une vidéo de promotion de l’entreprise, la jeune femme conduit sans cesse au bord de l’endormissement. Le visage de son actrice, Ilinca Manolache, semble au fur et à mesure des heures de plus en plus marqué, et l’image monochrome souligne les contrastes des plis de sa peau épuisée et de ses sourcils froncés par la fatigue. Le long-métrage mêle aussi le genre d’images en intercalant entre les plans d’Angela ceux d’un film d’archive roumain qui raconte la vie d’une conductrice de taxi dont le quotidien s’apparente à celui de la protagoniste de Radu Jude. Les seules pauses que prend Angela dans sa journée sont par ailleurs des moments où elle se filme avec un filtre instagram, et incarne dans cette sorte de fiction auto-produite un macho poutiniste décomplexé pour son compte satirique. Ces images capturées par la protagoniste viennent ainsi étoffer un personnage aussi drôle qu’intelligent. L’humour, chez Radu Jude, est grinçant, à l’image d’une tombe filmée sur laquelle est inscrite « J’étais comme toi, un jour tu seras comme moi », ou une horloge dont les aiguilles ont été enlevées et sous laquelle il est écrit « il est plus tard que tu le penses », ou encore un mug chez une vieille dame qui indique « big mug small cock ». Scillonnant les routes en robe à paillette, Angela enchaîne les blagues d’humour noir tout en subissant la domination des multinationales en Roumanie. Aucune surprise donc que ce film cynique écope d’un prix spécial du jury.
Nuit obscure – Au revoir ici, n’importe où
L’errance n’est pas motorisée dans Nuit obscure, tant elle est démunie. Dans le nouvel opus de Sylvain George, qui prolonge le film qu’il présentait l’année passée à Locarno, des jeunes errent de nuit dans Mallila, tentant de « brûler la mer », « faire le risque » comme ils disent, en d’autres termes, traverser la frontière par la mer pour enfin arriver en Europe et fuir le Maroc. Ils sont mineurs et vivent dehors, se servant de bouches d’égout comme d’armoires où ils rangent leurs couvertures pour dormir. Chez Sylvain George, la nuit est noire et les noirs de l’image semblent être des pixels vraiment dénués d’information. Le film en nuances de gris est ainsi si contrasté qu’il ne laisse parfois que des silhouettes se détacher, comme pour révéler fatalement ce que sont les vies de ces petits corps qui se cachent dans la nuit.