C’est à lire
Le Ritz sous l’Occupation, entre luxe et horreurs de la Gestapo
C’est le sujet abordé par Philippe Collin, dans le meilleur roman que j’aie lu sur cette période ! En 1940, suite à la débâcle militaire française, les Allemands occupent Paris. Ils s’emparent aussitôt du prestigieux palace Le Ritz pour y loger leurs plus hauts gradés. C’est la fin d’une époque d’insouciance et de soirées mondaines, où les écrivains Ernest Hemingway, F. Scott Fitzgerald, et de nombreuses célébrités comme Winston Churchill y multipliaient la consommation de cocktails. Une période par ailleurs bien évoquée par l’auteur dans les pages les plus insouciantes du livre.
Mais revenons en 1940. Les officiers prussiens à monocle sont accueillis par Marie-Louise Ritz, la veuve du fondateur César Ritz, avec le même empressement qu’elle le fera à la Libération en 1944 pour les officiers américains. Ils vont connaître dans cet hôtel un luxe inouï et presque indécent. Repas fins, champagnes et grands vins se succèdent. Au début, les militaires allemands sont très « korrekt », ils admirent la « Kultur française », notamment gastronomique. Des écrivains et artistes français qui s’adaptent bien à l’Occupation, tels Sacha Guitry, ou Jean Cocteau ou le danseur Serge Lifar, et d’authentiques collaborateurs comme Coco Chanel, fréquentent aussi bars et restaurants de l’établissement. S’ajoutent à eux un cloaque de profiteurs de guerre, d’affairistes et de truands qui acquièrent à vil prix des « biens juifs ».
Mais tout va se gâter progressivement. Le livre ne cache pas une certaine veulerie des Français vaincus, qui multiplient les lettres de délation, dans une atmosphère antisémite de plus en plus puante et surtout dangereuse pour les juifs. Il y a vite un fossé entre le luxe ostentatoire du Ritz et la misère croissante des Parisiens, réduits à faire la queue pour un peu de pain. D’où un mécontentement général et le début de la Résistance. Plus avancent ces années sombres, plus se multiplient les exécutions, la chasse aux juifs, qui culmine par la grande rafle du Vel’d’Hiv les 16-17 juillet 1942, effectuée par des policiers et gendarmes français, ainsi que les tortures sauvages dans les caves de la Gestapo.
Certes, tous ces faits sont connus, en tout cas par les historiens. Mais n’oublions pas qu’il s’agit ici d’un roman ! Or celui-ci retrace avec une grande justesse, mais aussi émotion, cette sinistre période. Et cela à travers le personnage réel de Frank Meier, un juif askhénaze autrichien qui a fait toute sa carrière de barman en France, et a même combattu pour celle-ci à Verdun. Il se voit contraint, et le fait même avec une grande conscience professionnelle, de servir avec tout son art des cocktails la caste supérieure des officiers allemands. Son destin va croiser celui d’un autre personnage authentique, Louise Rubenstein, d’origine juive américaine, qui a épousé le directeur de l’hôtel Claude Auzello. Le lecteur rencontre aussi une série de personnages historiques, dont Hermann Goering, bouffi de graisse et avide de s’emparer de biens culturels français, dont Philippe Collin trace un portrait inoubliable. On va y trouver aussi des figures plus sympathiques, en tout cas plus ambiguës, comme celles du célèbre écrivain et chantre de la guerre Ernst Jünger, ou celle du colonel Hans Speidel, l’un des seuls instigateurs de l’attentat contre le Führer à avoir échappé à la mort. Le danger ira croissant pour Frank et Louise, jamais à l’abri d’une dénonciation et d’une arrestation, avec leur suite possible, l’envoi à Auschwitz. Plus le roman avance, plus la tension croît, entre les fêtes mondaines du Ritz, les exactions allemandes et le contrôle de la Gestapo étouffant. Elle culmine avec la tentative ratée d’assassinat de Hitler, le 20 juillet 1944.
Mais ce roman est surtout précieux par son caractère psychologique. Qui était au fond Frank Meier ? Un collabo, pour avoir si bien servi ses cocktails à l’occupant ? Un héros de 1914-18 devenu un lâche ? Un opportuniste ? Un homme entouré de menaces et qui tente simplement d’y échapper ? Il s’interroge sur lui-même, sans complaisance, à travers son journal, inventé par l’auteur du livre. Et au fond, tout le récit baigne entre ces extrêmes que furent la Collaboration et la Résistance, avec surtout un « ventre mou » composé de Parisiens pris à la gorge entre restrictions alimentaires de plus en plus difficiles à supporter et nécessité de survivre, souvent en fermant les yeux et en bouchant leurs oreilles. Les mêmes, dont certains vont se venger sur les femmes coupables de « collaboration horizontale », déclarées coupables d’avoir couché avec des Allemands, qui dans des exhibitions publiques sordides, se feront tondre et humilier.
Mais au fond, dans ce concentré de population avec ses grandeurs et ses faiblesses, où ne nous serions-nous situés nous-mêmes ?… C’est la question que pose implicitement Philipp Collin, dans un roman fascinant, pathétique, chargé d’humanité.
Philippe Collin, Le barman du Ritz, Paris
Albin Michel, 2024, 413 pages