Arts vivants – Liberté et patriarcat
Gabriel, par la troupe du Dossier K à la grande salle de Puidoux
Quand on parle des grands écrivains du romantisme, se dégagent souvent les mêmes sempiternels noms : Hugo, Stendhal, Chateaubriand… Mais de tous ces noms illustres ne ressort encore que trop rarement celui de George Sand. Au contraire même de celui de son amant Alfred de Musset, dont le nom semble bien plus ancré dans les mémoires. Pis encore, lorsque l’on parle de cette figure de la littérature française, on croit encore bien souvent avoir affaire à un homme.
Il n’est donc pas péremptoire de prétendre qu’ils sont plus nombreux, ceux qui ont lu Les Misérables ou Le Rouge et le noir que ceux qui ont vu se jouer Gabriel, pièce écrite en quelques jours seulement par l’écrivaine en 1839. C’est pourtant sur cette œuvre que s’est porté le dévolu du Dossier K, troupe d’étudiants de l’EPFL au moment de choisir l’objet de son spectacle annuel. Etonnant de la part d’une équipe plus rompue aux comédies
loufoques et déjantées qu’aux grands drames romantiques.
C’est donc avec pas moins de treize comédiennes et comédiens que le Dossier K débarquera les 13, 14 et 16 mai à la grande salle de Puidoux pour y présenter ladite pièce dans une collaboration avec l’Association pour les Ecoles de couture du Rubengera qui verra la moitié des gains des trois soirées être reversés pour soutenir la création d’une école de couture pour mamans célibataires au Rwanda. Treize acteurs et actrices d’entre dix-neuf et trente-sept ans qui, depuis octobre 2022 travaillent
d’arrache-pied pour porter Gabriel à la scène.
Car la chose était loin d’être aisée. Pensée davantage comme un roman théâtral, la pièce de Sand ne durerait ainsi pas moins de quatre heures si l’on voulait la monter en entier. Rassurons-nous toutefois, la troupe a fait un conséquent travail d’adaptation et de raccourcissement pour arriver à une prestation condensée d’à peine plus d’une heure et demie.
L’histoire est celle de la première née de la famille de Bramante, Gabrielle, qui, forcée par un grand-père peu désireux de remettre son héritage à son petit-fils cadet, décide de l’éduquer comme un homme, cherchant à lui apprendre les plaisirs de la chasse, la haine de la peur et le mépris du féminin. Gabrielle devient ainsi Gabriel. Mais sa nature profonde ressort par moment et il ou elle ne sait plus bien si elle ou il est une femme ou un homme. Ou peut-être, qui sait, quelqu’un d’autre ?
Un sujet on ne peut plus actuel à l’heure où les attributions de genre sont remises en cause comme jamais auparavant. C’est donc un choix fort que de convoquer une autrice du XIXe siècle pour parler de thématiques contemporaines. Que les esprits rétifs se rassurent : Gabriel n’est pas un brûlot militant. Mais il a le mérite de porter à nos yeux et à nos oreilles quelques questionnements essentiels : Existe-t-il une essence masculine et une essence féminine ? Ces distinctions de genre sont-elles existentielles ou ne sont-elles qu’une construction sociale ? A éducation égale, un homme et une femme acquièrent-ils les mêmes compétences ? N’avons-nous vraiment qu’un seul genre attribué ou naviguons-nous parfois de l’un à l’autre ?
Qu’on se le dise, Gabrielle invite à la réflexion. Certes, l’on rigole parfois de situations ou de personnages cocasses ou l’on se plaît à se laisser emporter par quelque danse, mais l’appréciation complète d’un spectacle comme celui-ci nécessite que l’on se mette en condition pour un brin d’introspection.
Le texte est parfois ardu, fleuri de cette verve toute romantique, mais les comédiens parviennent à le faire vivre et à en redonner toute la saveur dans une mise en scène pleine de vie, d’envie et d’émotion. Mis en valeur par d’élégants costumes, les voilà prêts à donner le meilleur d’eux-mêmes pour retranscrire toutes les passions du texte de Sand.
Gabrielle est ainsi une ode à l’indépendance et à la liberté. Manière habile et pleine de cœur de soutenir ces femmes rwandaises mises au ban de la société suite à leur grossesse, quand bien même celle-ci naît, comme c’est souvent le cas, d’un viol, et qui n’aspirent qu’à être reconnues elles aussi, indépendamment de leur sexe et de leur parcours, comme des êtres humaines à part entière.