African Mirror, de Mischa Hedinger:
un néo-colonialisme insidieux
Charlyne Genoud | Aussi dérangeant que nécessaire, le film de Mischa Hedinger se base sur les archives de René Gardi, réalisateur de documentaires sur le Cameroun et écrivain bernois reconnu du siècle passé. Hedinger remanie les films du documentariste pour nous rappeler un racisme présent chez nous mais trop souvent oublié.
Des contradictions
La vie de Gardi s’étend du début du XXe siècle à sa fin, une temporalité que le film explore bien en en montrant l’évolution. Le long-métrage commence ainsi avec des vues types de ce que René Gardi colporte ; une idéalisation romantique de peuples « primitifs » et « sauvages », pas encore « salis par les vices européens » selon ses termes. Première contradiction à la clé de ces premiers plans puisque Gardi en est le premier contaminateur, lui qui s’immisce dans un peuple qui n’a rien demandé et paie des femmes pour pouvoir les filmer. Le Bernois se gargarise de son ouverture sur le monde, en expliquant ce que le voyage permet comme contacts humains. De ce fameux lien que permet l’exploration, il semble avoir une conception particulière puisqu’il décrit avec insensibilité les moments où il accompagne des colons venus prélever des impôts, qui brûlent les maisons des indigènes lorsque « ces sauvages indisciplinés » refusent de payer la taxe coloniale. René Gardi qui les accompagne semble avoir alors oublié ses convictions, lui qui prônait quelques minutes avant la protection de l’innocence de ces peuples. On comprend alors, si ce n’est pas déjà fait, que sa démarche va, main dans la main, avec celle des colonies, mais prend une forme insidieuse, exploitant un imaginaire plutôt qu’une force de travail.
Tourisme d’explorateur
Petit à petit et aux suites des récits de René Gardi, les touristes inondent le Cameroun. Les images d’archive se brouillent soudainement à l’écran alors que l’idéalisation qu’il proposait est mise en échec. On apprend que certains Suisses se plaignent en revenant d’Afrique : « ça n’a jamais été aussi beau que les films de René Gardi ». En effet, le cinéaste s’est bien gardé de dévoiler la réalité d’un continent oppressé, en en dévoilant seulement la vie rurale et fantasmée. Il dira alors que, bien qu’il fasse pareil, il juge ridicule les touristes mitraillant les locaux. Une contradiction supplémentaire dans la bouche d’un homme qui s’idéalise en conquistador qui découvrirait des terres encore jamais pratiquées. René Gardi s’illustre ainsi gentiment en Christophe Colomb, ce qui n’arrange pas ses vices néo-colonialistes. Lorsqu’il raconte, sur les chaînes de la télévision suisses, la vie dans la brousse, René Gardi exprime comme elle est difficile, et comme il pourrait perdre pied si il y restait trop longtemps. Son témoignage semble en fait révéler le peu de contrôle qu’il a sur ses pulsions. En effet, comme pour confirmer l’aspect dérangeant d’un homme pourtant adulé en Suisse, on apprend au milieu du documentaire qu’en plus de tous les torts qu’on a pu lui découvrir dans les soixante premières minutes du film, il y a aussi l’abus sexuel qu’il a fait subir à quatre de ses élèves européens. On se demande ainsi finalement qui est le vrai « sauvage » de ses films, le Camerounais devant la caméra ou le vieux Gardi derrière elle ?
« African Mirror » de Mischa Hedinger, 2019, (Suisse), 84 min
A voir en « vod » à partir du site internet du cinéma City Club de Pully menant sur vimeo on demand :
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Un XXe siècle européocentré
L’histoire du vingtième siècle est celle d’une lente prise de conscience d’un européocentrisme colonialiste. Tout le début du film suinte les dérivés racistes de la théorie de l’évolution darwinienne. Le progrès de ces peuples doit, selon les propos tenus, nécessairement déboucher sur une civilisation ressemblant à la nôtre. Il est dit en permanence « qu’ils ne savent pas encore », « qu’ils n’ont pas encore » ou « ne sont pas encore ». Pourtant, les images montrent bien l’absurdité des propos déclamés en voix off. Alors qu’un homme explique qu’il faut montrer à cette population « la vie correcte », pleins d’enfants camerounais sautant joyeusement dans une eau claire occupent l’écran. On les décrit comme encore « libres car ils ignorent nos biens ». Et en même temps, ces biens semblent être empoisonnés, puisque le primitivisme du début du XXe siècle est dû à la volonté de fuite des excès de la modernité. A l’heure où les familles, par exemple, se décomposent et se recomposent de plus en plus en Europe, Gardi montre la proximité d’une famille de Camerounais non contrainte par des horaires de bureau, ensemble du matin au soir. Il oublie simplement qu’il accompagne ceux qui les forcent au travail. C.G.