La petite histoire des mots
Tragédie
Georges Pop | Tragédie ! Le mot n’en finit plus de fleurir, jour après jour, sur les pages des journaux ou les murs virtuels de la Toile, et n’en finit pas non plus d’être ressassé, souvent mécaniquement, par les médias audiovisuels. Le destin parfois funeste des migrants qui prennent la mer ? Une tragédie ! Le sort des enfants de miséreux qui entrent sans autorisation dans le pays du méchant Donald ? Une tragédie! Un attentat meurtrier, un grave accident de la route ou du rail : une tragédie etc. Pourtant, au risque de surprendre le lecteur – à l’exclusion sans doute de quelques historiens ou archéologues – le mot tragédie, étymologiquement, veut dire… le chant du bouc! Mais oui, vous avez bien lu : le chant du bouc; du grec τράγος (trágos), le bouc et ᾠδή (ôidế), le chant, qui nous a donné en français le mot ode, qui désigne précisément un poème lyrique ou un poème mis en musique. Comment en est-on arrivé là ? Selon la théorie la plus communément admise, à l’époque archaïque, vers le 8e siècle av. J.-C., lors des fêtes consacrées au dieu Dionysos – le Bacchus des Romains – les Grecs sacrifiaient un bouc, animal emblématique de la divinité, alors qu’un chœur chantait un dithyrambe, autrement dit un hymne à la gloire de celui qui était adoré alors en sa qualité de protecteur de la vigne et du vin. Progressivement cependant, une partie du chœur s’est détachée du groupe pour donner la réplique aux chanteurs. Comme ces personnages portaient un masque, ils furent appelés des hypocrites (ὑποκριτής), mot par lequel les anciens Grecs désignaient les acteurs et qui depuis a lui aussi fait son chemin… Vers le 5e siècle av. J.-C., les acteurs avaient fini par reléguer le chœur à l’arrière-plan et tenaient désormais le devant de la scène. Ainsi naquit, le théâtre et la tragédie grecque ; celle d’Eschyle dont il ne subsiste que la trilogie Orestie; celle d’Euripide dont les pièces les plus célèbres sont peut-être Andromaque et Les Troyennes et celle de Sophocle qui nous a notamment légué Antigone et Œdipe. Nombre de ces tragédies sont encore jouées ou adaptées de nos jours, tout comme les comédies, celles notamment d’Aristophane, qui jadis fut sans doute le maître du genre. Au début, les pièces étaient jouées sur de simples estrades en bois ; puis vint le temps des grands théâtres antiques, grecs et romains. Celui d’Epidaure, dans le Péloponnèse, est parmi les plus célèbres. Bâti vers la fin du 4e siècle av. J.-C. il pouvait accueillir douze mille spectateurs. Son acoustique, aujourd’hui encore, reste inégalée : un simple murmure devant les premiers gradins se propage jusqu’aux dernières rangées. Chaque année, de juin à septembre, le vieux théâtre se remplit d’ailleurs toujours d’une foule compacte pour assister aux drames antiques et à des nombreux autres spectacles culturels. En plus de deux mille ans, le lieu n’a rien perdu de sa magie. Voilà ! C’est ainsi que le chant du bouc nous a donné le mot et l’idée de tragédie. La tragédie des grands auteurs passés et présents qui explorent l’âme humaine mais aussi, plus prosaïquement, toutes les petites et grandes tragédies du quotidien qui la torturent. Mais comme le soulignait déjà il a plus de deux-mille ans le philosophe Démocrite : la conscience a été donnée à l’homme pour transformer la tragédie de la vie en… une comédie.