Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Votre ami donne plutôt l’impression de ne s’intéresser qu’aux chiffres infinis, dit Cordey.
– En effet. Il parle avec le cosmos, aligne des chiffres avec des millions de zéros, mais ne vous écoute pas.
– Je me rappelle, finit par dire le vigneron. A un Bol d’Or, on naviguait côte à côte. Puis on a pris comme les autres la côte française du Léman, dans les petits airs, coupant au plus court. Vous avez suivi la côte suisse. C’était du suicide. A Lutry, vous avez tapé dans la bise avant tout le monde. Au largue sous le Dézaley puis au portant, vous nous avez mis une heure au Bouveret. Du grand art !
– Vous rappelez-vous l’année ? demanda le banquier.
– Un Améthyste vous avait devancé. C’était en 1979. (L’Améthyste est un prototype inspiré du Toucan qui gagna le Bol d’Or en 1979 et en 1981. Il mit fin à huit ans de suprématie absolue des fameux Toucan)
– Félicitations. Quelle mémoire !
– Je n’ai pas de mérite. C’était une édition très sportive et l’année où mon 6.5m a démâté.
– Le nom de votre bateau ?
– Olga.
– Olga ? Votre femme ?
– Non. La femme que j’ai perdue.
Parisod tourna la tête. Olga, « O les gentils amoureux ». On les appelait ainsi.
Cordey regarda son ami. Ainsi, Parisod avait eu une femme dans sa vie, la seule à avoir probablement compté. Comme fonctionnaire il n’avait pas connu la pauvreté, mais la misère. Celle de voir des situations vous échapper par la faute de politiciens imbéciles, d’experts incompétents ou dogmatiques. La misère du coeur aussi, de l’âme, quand jour après jour, soir après soir, il était rentré seul et seul il était resté, ou qu’une épouse qui l’attendait à peine avait fini par le quitter à jamais. Le regret de n’avoir jamais pu faire juste !
– Olga, l’amour biblique, murmura Parisod, celui de toujours qui devait durer toujours… Ben non !
– Partie ? osa Pictet.
– Oui.
Parisod n’en dit pas plus. Il ne dit pas cet été sur la plage quand ils dansaient sur Aubade, ce fameux morceau de Supertramp dans l’album à la rose, qu’ils jouaient et rejouaient sans cesse sur un pick-up à piles, au pied des vignes, au bord du lac. Il ne dit pas ces nuits où les chemises mouillées de transpiration collaient à la peau, ces nuits où le pick-up avait cessé de tourner et où ils se baignaient nus avant de s’allonger sur un rocher plat. De cet amour, de ces nuits torrides, il ne dirait rien. Son regard humide contemplait, à l’intérieur de lui-même, son lac, ses vignes, le linge posé sur ce rocher où ils s’étaient tant de fois couchés…
Ainsi, l’ami Parisod vivait-il, lui aussi, un peu en arrière… ce voilier au nom d’un amour perdu.
– Toujours Olga ? murmura Amanda.
– Et dire, songea Cordey, que c’est le même homme qui me disait de ne pas regarder vers l’arrière !
– A supposer qu’une seule régate puisse se répéter en un milliard d’années en autant de fois, on ne reconstituerait pas le résultat global de la course. Et si… chaque molécule d’eau, d’air, de bois, de matériau a sa place dans l’histoire, aucune conjonction n’entre en relation avec l’autre. Rien ne se répète jamais, jamais, jamais, répétait inlassablement le fou. A supposer, tout à l’identique, une seule molécule d’eau…
– Vous rappelez-vous ? demanda Cordey à Lanz.
Louis n’entendait pas. On le voyait remuer les lèvres comme s’il comptait les chances qu’avait « x » d’atteindre « y » dans une solution inimaginable d’une improbabilité totale.
Cordey se dit qu’ils ne tireraient plus rien de cet énergumène.
– Il faut écouter, suggéra le banquier. C’est un art difficile. On prête son attention à ce qui vous flatte ou vous arrange. C’est le contraire qui est intéressant. Il vaut la peine d’écouter. Ecouter, savoir écouter, c’est la clé de la réussite. Et vous voulez réussir, je présume ?
Parisod regarda l’un et l’autre. Le fou reparti dans l’autre pièce récitait ses chiffres, n’entendait personne.
– Maintenant, à vous de mettre en pratique, dit le banquier.
– Mais… ce qu’il dit n’a aucun sens, ne sert à rien dans nos démarches.
– Détrompez-vous. Il a par moments une lucidité étonnante. J’essaie aussi de suivre quand j’ai du temps. Il parle parfois d’une guitare.
– Une guitare ? demanda Parisod. Ça n’a rien à voir.
– En effet, répondit le banquier. D’autant qu’il n’en a jamais joué. Parfois, il sort du sujet. Ou n’en a aucun.
– Pourquoi parle-t-il alors de guitare ? demanda Cordey.
– Il faudrait lui demander, suggéra le banquier. Mais il ne répond pas. Ou peut-être quand même… Par une autre réflexion. Encore faut-il y croire, ou s’en apercevoir. Savoir écouter…
– Et si on lui demandait tout de même ? proposa le vigneron.
– Il ne répondrait pas, ou à côté, ou le lendemain. Mais quel intérêt ?
– Il paraît pourtant lucide, dit Parisod. Nuages, c’était son métier. Météorologue, le meilleur à vous entendre ? A l’époque où vous formiez un équipage, vous gagniez tout.
– Merci, fit le banquier. Mais comme je vous l’ai dit, c’est de l’histoire ancienne. Et voyez le résultat ! Jacques nous a quittés. Louis… Et Marie-Jasmine, après tout ce temps… Pourquoi ? C’était une belle époque, mais la fin, un immense gâchis.
– Vous ne vous portez pas si mal, fit Amanda. Mme Morerod non plus.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire. Nous tenons debout. Le reste…
Il s’enferma dans un long silence, le regard dans le parc que contemplaient aussi, d’en bas, les Réformateurs taillés à jamais dans leur mur.
– Donc, on attend le bon plaisir de votre ami, qu’il s’exprime sur un sujet que nous pourrions comprendre ? demanda Cordey pour revenir à l’objet de leur visite. A-t-il au moins parlé de Jacques ?
– Autrefois, oui. Bien sûr. Jacques était un fabuleux barreur. Louis un extraordinaire tacticien.
– Et vous ?
– Je réglais les voiles, envoyais le spi. Je m’occupais aussi un peu des finances.
– Et Marie-Jasmine ?
– Elle accompagnait, plutôt bien d’ailleurs. Elle était très agile au trapèze, un peu légère, mais efficace. On s’entendait pour les réglages. Mais elle ne nous rejoignait qu’à la Semaine de la Voile. Lorsque nous régations à l’extérieur, nous embarquions parfois quelqu’un de Cully lorsqu’il nous manquait un équipier.
– Affolter ? interrogea Parisod.
– Précisément ! Un bon équipier, lui aussi. Vous connaissez ?
– C’est un ami du même cercle. Pourquoi Marie-Jasmine ne vous accompagnait-elle que ces cinq jours ?
– Elle était mariée, je crois. Elle s’appelait Gétaz. Il semble qu’elle ait repris son nom de jeune fille.
– Elle ne vous accompagnait donc pas autrement ? Pour d’autres régates ? demanda Cordey.
– Non, et c’était bien dommage.
– Pourquoi ?
– Elle comprenait la voile, la navigation. C’était une équipière de premier ordre. Je vous l’ai dit, on s’entendait bien. Mais surtout, la concentration n’était pas la même. Jacques barrait bien. La Semaine de la Voile, il barrait différemment.
– Mieux ?
– Différemment. Il y avait entre eux quelque chose. Elle savait exactement ce qu’il y avait à faire. Nous ne parlions pas non plus entre nous. Mon rôle aux voiles était le même. Louis était peu loquace. Il regardait le ciel, la côte et le large. Puis, du menton il indiquait un cap à Jacques qui tenait la barre.
– Vous voulez dire qu’elle prenait le relais ?
Le banquier ne parlait plus qu’avec Parisod. Le vigneron posait les bonnes questions, comprenait les réponses. Cordey ne connaissait pas ces termes véliques, ni cette stratégie sur l’eau, mais il était familier des attitudes. Il avait saisi à l’expression de Pictet ce que ces régates rappelaient d’exaltant, de révolu aussi.
A SUIVRE…