Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
C’était une belle soirée. Amanda et Cordey prenaient le souper sur le balcon de l’appartement de l’avenue de Cour à Lausanne.
– Voilà comment je vois la chose, fit Cordey. 1. La chanson de Terry Jacks sonne comme un adieu. Y a-t-il eu une Michelle? Ou la Michelle de l’histoire est-elle l’une des deux, Corina ou Marie-Jasmine? 2. La veuve se doute que son mari entretient une relation. Depuis quand? Ou l’a-t-elle appris après? 3. Louis subit un traumatisme. Pourquoi et y a-t-il un rapport? 4. La veuve perd son fils dans un accident de voiture. Pas n’importe quelle voiture, une vieille MG des voyages d’août! Tout cela a-t-il un sens? Tout cela se tient-il par des fils invisibles? Tout cela devait-il annoncer la disparition de notre navigateur?
– Ça se pourrait bien, murmura Amanda.
– Et il y a ceci: Christophe avait dix ans lorsqu’il a été pris en photo et il en aurait cinquante aujourd’hui selon ce que nous a dit la veuve. Il est décédé en 1999 au volant de la MG à l’âge de trente-cinq ans. Il est donc né en 1964. Elle et Jacques sont de 1946. Ils avaient dix-huit ans.
– C’est jeune, non?
– Tu ne voulais pas qu’on retourne à Genève? demanda Cordey. Tu sais que j’ai appelé Pictet.
– C’était bien, non, sur le bateau? fit-elle les yeux plissés, le menton en avant comme en souvenir de moments heureux. Mais avant, tu devrais peut-être mettre un peu d’ordre dans tes idées. Il me semble qu’on court beaucoup. Veux-tu qu’on y aille ensemble?
– Ce serait bien. J’ai besoin de toi. De toi dans ma vie. Dans ma vie de tous les jours.
Cordey parlait peu. Il parlait même très mal de ces choses-là. Amanda lui prit la main et la serra.
– Je suis là, tu le sais bien. Je serai toujours là. Tout le temps. Mettons-nous au travail. .
XVIII, vendredi 7 juin 2012
L
e train arrivait en gare de Lausanne. Il déversa sa cohue de passagers qui s’engouffraient dans les escaliers menant aux passages sous-voie. Il ne resta bientôt qu’une dame, la cinquantaine, de taille moyenne, jolie, blonde aux yeux clairs, un peu ronde, sans maquillage et vêtue sans soin particulier.
– Madame Jolle? demanda Cordey en s’approchant d’elle.
– Oui. Amanda Jolle.
Mais ça, il le savait. Schneider lui avait dressé un topo. Egalement divorcée, comme son frère. La loi des séries, toujours…
Il se souvenait surtout de sa main dans la sienne, gardée plus longtemps qu’il n’aurait fallu.
– Allons boire un café, suggéra-t-elle.
Ils s’installèrent au Buffet de la Gare.
– Nous sommes dans le flou, avoua Cordey après qu’ils eurent commandé. J’aimerais vous dire que votre frère est vivant, qu’il est parti. Mais nous n’en savons rien.
– En quoi puis-je vous aider?
– Parlez-moi de lui, pour commencer.
– Lucien est mon cadet d’un an. Autant dire que nous avons pratiquement grandi ensemble. A une époque, je connaissais tous ses amis. Il connaissait un peu moins les miens.
– Paul Parisod?
– Oui. Ils étaient déjà amis. En fait, depuis que j’en ai le souvenir Paul a toujours été là.
Ce Parisod qui était devenu son ami connaissait en fait Amanda depuis l’enfance. Peut-être pour cette raison, et non cette amitié, l’accompagnait-il dans la plupart de ses déplacements? Peut-être aussi veillait-il un peu sur elle, comme ça, sans en avoir l’air?
– Et puis, Paul avait toujours en tête cette autre.
– Oui? demanda Cordey.
– Olga, une fille du village. Sans rapports avec mon frère et sa disparition.
Lucien avait-il aussi une amie? Quelqu’un de particulier qu’il aurait eu envie de revoir, comme il arrive parfois à des amours de jeunesse?
– Je ne vois pas, fit Amanda après réflexion. Il lui est arrivé d’avoir des flirts. C’était bien sage et ne durait pas longtemps. Plus tard, il a effectivement rencontré des personnes qui ont beaucoup compté. Une en particulier. Il a beaucoup souffert après la rupture.
– Son nom?
– Patricia Augsburg. Elle avait un dériveur. Il me semble que c’est elle qui l’a initié à la voile.
«On a tous une Patricia dans la vie, se souvint Cordey, un premier amour qui n’a pas marché mais qui vous oriente quelque part…»
Cordey sortit son calepin et nota son nom. Peut-être trouverait-il une note ou une allusion dans l’ordinateur de Jolle? Puis il régla l’addition. Leur café bu, ils se levèrent et se rendirent à Moratel comme elle en avait exprimé le souhait.
Il se rappela cette marche le long du lac entre la place d’Armes à Cully et le port de Moratel. La première. Il s’était senti heureux. L’enquête ne devenait plus la fin, mais le moyen. Ça le fit aussi sourire, tous ces prénoms, Paul, Amanda, Olga, ceux du Cercle qui se suivaient leur vie durant.
Le canot avait été reconduit à sa place d’amarrage. La bâche couvrait le pont avant et le cockpit, mais on devinait à la sombre carène la noblesse du bois et la finesse des lignes. Elle tira l’amarre et sauta sur le pont, plia la bâche, la jeta sur le pontant flottant et invita l’inspecteur à la suivre.
– J’ai le permis, dit-elle. Voulez-vous faire un tour?
– Avec plaisir, avait-il répondu. Il lui semblait qu’il s’était senti maladroit. Du pied peu marin comme du coeur mal expérimenté. Mais sa vie n’avait-elle pas attendu ce moment depuis longtemps?
Le moteur du canot démarra. Amanda défit les amarres. Ils sortirent paisiblement du port sous l’œil amusé, curieux ou admiratif des promeneurs. Ils prirent lentement de la vitesse. Cordey apprécia le bruit du clapot contre la carène, le doux ronronnement du moteur. Après quelques minutes le canot ralentit et s’immobilisa à bonne distance de la rive.
– Avez-vous une bouteille? demanda la conductrice.
Cordey la regarda avec étonnement. Elle sortit de son sac une chopine de vin blanc entourée de sa protection thermique avec deux verres qu’elle remplit adroitement. Elle en tendit un à l’inspecteur.
– Ça m’étonnerait qu’un supérieur vous voie ici, dit-elle en souriant. A votre santé!
– Santé! fit l’inspecteur.
– Moi, c’est Amanda.
– Je préfère qu’on en reste dans les politesses d’usage, étant donné la situation. Mais merci. J’apprécie.
A SUIVRE…