Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Vous ne régatiez donc pas, mais vous est-il arrivé de naviguer pour accompagner votre époux?
– Pas davantage. Le Toucan est un voilier magnifique, mais c’est une bête de course, sans confort, toujours à demander un réglage ou une performance.
– C’est dire, fit Cordey, que votre mari descendait son voilier Lunaire à la Nautique, seul ou avec son équipage, mais sans vous?
– Oui. Mais seul. Et il revenait de même, deux ou trois semaines plus tard, à peu près.
Amanda et Cordey se regardèrent. Ça ne figurait pas au programme!
– Trois semaines, vingt-et-un jours?
Bordier lui-même n’avait-il pas dit: «Sinon lorsque l’occasion se présentait, le plus souvent deux semaines plus tard, parfois plus. Le Toucan finissait la saison à Lutry avant d’hiverner au sec dans un chantier naval.» Parisod avait relevé que c’était réglé comme du papier à musique. Mais lui, l’enquêteur, était à nouveau passé à côté. Deux à trois semaines… peut-être davantage.
– Oui. Parfois même davantage, selon les airs, les conditions, répondit Mme Morrens. Vous avez bien compris. Mais pas toujours. Des fois moins. Il y avait parfois une régate du côté de Cully, mais les règles ou les habitudes m’échappaient complètement. Quelque chose vous étonne?
Cordey se ravisa. Quelque chose ne jouait évidemment pas. La Semaine de la Voile ne durait que cinq jours, du lundi au vendredi. Jacques amenait le voilier pour concourir s’il ne l’avait pas déjà descendu mi-juin pour le Bol d’Or. Pour ces trois semaines après les régates genevoises, Marie-Jasmine savait-elle? Ou Pictet? Bordier était apparemment au courant. Mais de quoi au juste?
– Prévoyiez-vous d’habitude de rejoindre votre mari à Genève?
– Non. On n’y parlait que de vent, de bouées, de voiles, d’empannage ou de virements.
– Et savez-vous si votre mari avait prévu une escale pour n’arriver que le lendemain à Genève?
– Non, bien sûr. A la voile, c’est souvent de l’improvisation.
– En somme, si je ne suis pas trop indiscret, vous aviez chacun votre propre vie… Je veux dire, s’excusa Cordey, vous ne partagiez pas trop les loisirs de votre époux?
– C’est vrai, nous avions chacun nos loisirs. Il faisait ses régates, moi un peu de cheval. On se retrouvait au milieu, comme on dit aujourd’hui. Notre mariage a tout de même duré jusqu’à sa mort.
– Oui… mais la mort n’est pas avérée, se dit Cordey. L’acte de décès a fini par arriver, évidemment…
Amanda songea qu’elle ne portait pas vraiment sa tristesse sur elle. Ils formaient un couple, peut-être uni et enviable. Mais heureux, uni, dans la vie de tous les jours? Elle en doutait.
– Sa mort …
– Mais nous n’en savons rien, Monsieur Cordey. Vivant, il nous serait revenu. Ou quelque part! Un jour ou l’autre… Au plus profond de moi, je pense qu’il est mort. Même si je voudrais tellement qu’il soit là.
Il se fit un silence. Amanda s’était approchée d’une fenêtre pour parler fleurs. Mme Morrens s’était également levée. Cordey en profita pour noter dans son calepin: «Trois semaines de vacances. Toujours après la Semaine de la Voile? Le Bol d’Or a-t-il à voir? Et la remontée à Lutry du Toucan, tardive?».
Tandis qu’elle parlait de ses plantes, Amanda se mit à l’observer. C’était une belle femme, longue, aux cheveux magnifiques retenus en arrière. Sa perception toute féminine ne lui permettait pas de nier qu’elle et son mari n’avaient pas formé un couple uni. Unis dans certaines choses, celles qui font durer l’union entre deux êtres quoi qu’il arrive. La voile, le cheval, chacun pour soi, mais entre deux tout un univers de partage, de connivence, de responsabilités, d’amour peut-être. Mais voilà: il y avait eu une Marie-Jasmine, à peine quelques jours par année, mais durant trente-cinq ans!
Cordey observa les tableaux. Les peintures étaient figuratives. Des photographies, sous verre dans leur cadre en argent, représentaient le couple et un voilier fin, long, puissant, Lunaire, portant sur la voile le chiffre 5 et le symbole de la série, un Toucan. Il y avait aussi des photos d’elle avec un cheval. D’autres encore. Une seule et unique représentait un garçon d’une dizaine d’années tenant un vélo par son guidon.
– Votre fils? demanda Cordey.
– Oui.
– Un beau garçon. A régater, comme son père? Ou peut-être aussi indépendant?
– Rien de tout ça. Il aurait eu cinquante ans.
– Aurait eu? se demanda Cordey en faisant un rapide calcul mental.
La réponse ne vint pas. Il se fit un silence glacial.
– Vous voulez dire… fit enfin Cordey.
– Oui. Il est décédé il y a près de quinze ans. Il avait trente-cinq ans.
– Je suis sincèrement navré, fit Cordey, tandis qu’Amanda s’approchait pour poser un bras amical autour de ses épaules.
– Ça a dû être un choc, un fils unique ? déduction faite de l’absence d’autres enfants sur les murs.
– Rien ne m’a été épargné. Voyez cette photo, fit Corina en décrochant un cadre. Une belle petite voiture, cette MGB GT. Avec elle nous avons traversé l’Europe. Toutes les belles villes. J’aimais ce coupé, «mince et bas comme un Toucan» avait coutume de dire mon mari. Nous partions fin août pour éviter les grandes chaleurs et les cohues. Chaque année. Toujours après une révision complète. Jacques conduisait vite.
Sa voix s’était nouée. Elle ne regardait plus ni Amanda ni Cordey. Son regard flottait quelque part au large où tant de fois Lunaire avait dû croiser.
– C’est au volant de cette voiture que Christophe s’est tué.
Cordey avait encore des questions plein la tête. Mais peut-être valait-il mieux attendre un autre jour? Il se demanda s’il ne valait pas mieux prendre congé quand leur hôtesse les pria de se rasseoir.
– Je suis désolée. Quand j’y repense… Je suis souvent si seule. Peut-être pouvons-nous parler un peu?
Amanda s’en chargea. La sensibilité féminine se prête généralement mieux aux situations éprouvantes.
– Christophe était-il proche de son père? Leur arrivait-il de naviguer ensemble?
– Oui et non, c’est assez curieux. Jacques adorait Christophe. Ils croisaient le dimanche devant Lutry, tiraient un bord ou deux, comme ils disaient. Mais pas pour les régates.
– Votre mari avait donc toujours le même équipage? osa Cordey.
– Oui et non, à nouveau. Vous savez, j’en ai un peu appris tout de même.
– Connaissiez-vous bien les membres de cet équipage?
– Je les ai rencontrés, bien sûr. Les régates ne m’intéressaient pas, comme je vous l’ai dit. Je n’allais pas me rendre à Genève pour les voir régater au large, ni les entendre refaire leur course durant la soirée. Et puis j’avais le cheval. Il n’était pas à moi, mais je pouvais le monter. Quelques fois nous parlions de ses amis. Individuellement, les membres étaient tous bons, mais ils formaient collectivement un équipage imbattable.
Cordey se rappela ce qu’avait dit Affolter en évoquant ses quelques participations sur le Toucan.
A SUIVRE…