Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Une autre? avait-il demandé.
Sans attendre, il enchaîna Rock’n’Roll de Kevin Johnson. (La chanson est reprise en français par Joe Dassin. Elle deviendra Les plus belles années de ma vie).
«I can still remember when I bought my first guitar
«Remember just how good the feeling was, put it proudly in my car.»
Jacques s’arrêta.
– C’était l’original. Vous la voulez en français?
Sans attendre la réponse, il enchaîna:
«Mes parents n’étaient pas d’accord, ils connaissaient par coeur
«Mes trois chansons sur deux accords, moi j’attendais mon heure.»
Il regarda son équipière:
«And she followed me through London, through a hundred hotel rooms
«Throught a hundred record companies who didn’t like my tunes
«And she followed me when, finally, I sold my old guitar
«And she tried to help me understand, I’d never be a star.»
– En français maintenant:
«Et elle m’a suivi dans cent maisons de disques et d’éditions
«Où les gens qui m’écoutaient n’aimaient pas mes chansons
«Et quand j’ai vendu ma vieille guitare c’est elle qui m’a aidé
«A comprendre enfin que ça ne marcherait jamais.»
* * *
– Il fallait être fou pour ne pas s’apercevoir de ce qui se passait entre eux. Pour nous qui naviguions ensemble, ça crevait les yeux. Ils avaient chacun leur vie. Personne n’osa jamais la moindre remarque. Plus tard, j’ai réalisé qu’il y avait un code dans les textes.
Cordey et Amanda se regardèrent. L’épisode était revenu à Bordier. L’ami d’autrefois avait appelé dans la soirée au domicile de Cordey et leur avait résumé cette histoire d’une des nombreuses régates qui n’eut jamais lieu, faute de vent. D’aucuns avaient applaudi. D’autres, un verre à la main, avaient porté un toast au talent du navigateur-interprète.
– Pourquoi cette histoire? avait demandé Cordey
– La guitare, avait répondu Bordier avant de leur souhaiter une bonne soirée.
– La guitare, avait répété Cordey. Peut-être. Oui. Merci.
Mais Bordier avait déjà raccroché.
Cordey posa le récepteur. Le témoin haut-parleur s’éteignit.
– D’accord, dit-il à Amanda. Tu as tout entendu. Mais Jacques, qu’a-t-il voulu dire? Nous dire, à nous, après tout ce temps?
– C’est peut-être enfin le moment de rencontrer la veuve.
– Et revoir ma cliente. Si elle n’a rien d’autre à nous cacher…
XVI, mercredi 16 juillet 2014
C
ordey, selon son habitude, décida de faire encore une fois le point, mais avec Amanda. Tout s’embrouillait. Il se rappelait les points qu’il avait notés un soir sur son balcon, il y avait deux semaines. Au premier, il avait noté «Faire connaissance de la veuve. Lutry.» Il retrouva son billet et relut le texte.
1.
Faire connaissance de la veuve. Lutry.
2.
Observer la digue près de Versoix, vue du lac.
3.
Retrouver la météo du jour.
4.
Faire connaissance de l’équipage. Nautique. Avec Parisod? Affolter? Les deux?
5.
Eclaircir les points en suspens avec Mme Morerod.
6.
«Une de Saussure, comme si l’histoire des familles devait se répéter.» Qu’avait-elle voulu dire ?
Avait-il tout fait? Amanda assise en face secoua la tête. Objectivement, il avait tout de même résolu quelques équations. Mais voilà… il n’était pas beaucoup plus avancé même si les réponses aux questions posées avaient pour la plupart été trouvées. Morrens avait quitté Lutry le 27 juin vers 9h30. Au sujet de la météo, l’adjudant Schneider de l’APOL lui avait dit: «Pas brillant. La voici. Tu verras, calme à Lutry, fortes rafales de bise dans le Petit-lac.» On lui avait expliqué ce qu’était un Toucan, un voilier toilé, bien lesté et rapide, élégant, à la carène effilée, avec un faible tirant d’air. Amanda et lui avaient du lac observé la digue. Parisod les avaient accompagnés à Genève lors de leurs visites à Pictet et à Bordier. Ils y avaient rencontré Louis Lanz. Perler, l’ex-inspecteur genevois qui avait à l’époque collaboré à l’enquête, contacté par téléphone, avait favorablement accédé à sa demande et accepté de le rencontrer.
Amanda le ramena à son devoir en lui rappelant qu’il n’avait pas approfondi la météo ni creusé le traumatisme de Lanz pas plus qu’il n’avait discuté valablement avec Mme Morrens. Il était plus que temps. L’histoire des familles pouvait attendre. Elle se rapprocha de lui, passa un bras autour de ses larges épaules et l’embrassa. Elle finit par s’asseoir sur ses genoux.
– Si tu me disais ce qui ne va pas?
– Tout va bien, dit Cordey.
– Vraiment?
– Je t’assure.
– Un de nous se trompe, ou ment à l’autre.
Ayant dit, elle se releva, remplit les verres et les posa à proximité sur la table basse du salon.
– Tu es un taiseux. A quoi bon continuer dans ce cas? observa-t-elle.
– Au contraire. Je perds un peu le fil. Cet amour de trente-cinq ans, une semaine par année, plus les onze depuis la disparition, et qui ne finira pas… Ça me fait un peu drôle. Presque mal même. Tu as connu ça?
– Je n’ai pas encore l’âge, fit-elle en souriant. Des regrets? demanda doucement Amanda.
– Infiniment. Il me semble que dans la vie j’ai toujours fait le mauvais choix.
– Et à présent?
– A présent tu es là. Je n’ai plus que toi. Je ne veux même pas avoir le choix! Je te veux toi pour ce qui me reste à vivre. Tu vois, la vie m’a mangé. Maintenant il y a toi. Avant il n’y avait rien.
– Nous parlerons de tes regrets une autre fois. Maintenant, mon chéri, au travail! Pour commencer, tu appelles la veuve. Moi, j’allume l’ordinateur. A voir ta bécane, j’imagine que tu auras fini bien avant moi.
Cordey resservit à boire et se dirigea vers le téléphone. Il prit le bottin et composa un numéro.
– Madame Morrens? demanda enfin Cordey alors qu’on avait décroché sans répondre.
– Oui. Qui est à l’appareil?
– Benjamin Cordey. Inspecteur de police à la retraite. Je suis désolé de vous importuner.
– Non, du tout. Qu’y a-t-il?
– Je préférerais vous parler de vive voix. Si vous le voulez bien.
– Oui, fit la veuve après un temps. Je vois… j’imagine. Passez demain. Demain matin. Benjamin Cordey, avez-vous dit?
Elle raccrocha. Il mit un certain temps pour poser le récepteur.
– Ça ne va pas? demanda Amanda.
– Elle sait. Sa voix est étonnamment claire. Je ne m’y attendais pas.
– Et que croyais-tu donc? Qu’elle ne devinerait pas? Qu’elle fondrait en larmes? Un inspecteur de police à la retraite qui appelle et sollicite un rendez-vous, ça remonte forcément à la disparition de son mari. Le temps a passé. Ses larmes aussi j’imagine. Tu n’attendais pas qu’elle ait une voix pâteuse comme si elle noyait tous les jours son chagrin dans le whisky? Allons! Viens près de moi.
Cordey avança une chaise et se plaça face à l’écran de l’ordinateur, à côté d’Amanda.
– Et maintenant, voyons l’internet, ce qu’il nous apprendra sur la météo de cet été 2003.
A SUIVRE…