Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
– C’est vrai, reconnut Parisod. Si tu veux, j’irai voir les chantiers navals de la région. Il y avait peut-être une réparation ou un devis sur un travail à exécuter.
– En fait, peu importe. Ce Bol d’Or 2002 est la dernière régate disputée sans Marie-Jasmine. Il s’est peut-être passé quelque chose.
– Si tu as besoin de moi pour te rendre à Genève, fais-moi signe, fit Parisod en s’en allant, mais pas ces prochains jours. Je suis toujours aux effeuilles et il faut que je surveille mon équipe.
– Disons mardi ? Tu me redis en cas de contre-temps. Et merci pour aujourd’hui.
Restés seuls, Amanda prit la main de Cordey.
– Je suis de moins en moins motivé. Que sait-on ? On court d’un bout à l’autre du lac, et pourquoi?
– Laissons tout ça pour mardi. Ça te laisse lundi pour voir Schneider, demander une avance de frais à Mme Morerod, organiser ton arrivée à la Nautique et faire le point avec moi. Ensuite on n’en parle plus. Et nous avons jusqu’à dimanche soir pour nous deux. Juste nous deux. Tu verras, ça ira mieux.
– Tu as raison. J’ai passé toute ma vie à chercher, à tenter de trouver, à échafauder des théories, des explications. Faisons ce que tu veux, partons ces deux jours.
– Je le veux aussi, dit fermement Amanda, tu le sais bien. Mais pas sur le lac, changeons d’air.
Comme ils s’apprêtaient à partir, Alain les rejoignit pour éteindre l’ordinateur et fermer le local.
– Tout trouvé? demanda-t-il.
Cordey resta discret, selon son habitude, tandis qu’Amanda expliqua que les résultats étaient incomplets. Alain s’en étonna et s’installa face à l’écran. Il rouvrit la page du Bol d’Or et demanda s’ils avaient consulté l’historique des résultats.
– Oui, bien sûr, fit Cordey, un peu las.
– J’essaie de vous aider, fit l’archiviste. Et sur «Concurrents» – Non.
– Voyez l’onglet, et cette fenêtre: «Filtrer l’affichage». Il suffit de cliquer sur «Bateau» ou «Barreur» et de faire défiler les noms. Quel nom?
– Jacques Morrens.
Alain fit défiler la liste et s’arrêta à la lettre M pour cliquer sur Morrens. Le nom du bateau s’afficha, avec le numéro de voile, ce fameux numéro 5, l’immatriculation, le type de voilier, sa classe et son coefficient, le nom du propriétaire et le club d’affiliation. «Les informations complémentaires» renseignaient sur le nombre de participations. Mais sous «Membres d’équipage» on retrouvait comme équipier 1 Edmond Pictet, 2 Louis Lanz, un certain Charles-Antoine Bordier comme équipier 3 et comme équipier 4 Pierre Affolter.
– Charles-Antoine Bordier… murmura Cordey. Personne n’en a parlé.
– En effet, confirma Amanda.
– Comment connaissez-vous la procédure de recherche sur internet? demanda Cordey.
– C’est assez simple. J’ai un fils qui a participé à une vingtaine de Bol d’Or. C’est lui qui m’a montré.
– Et par hasard connaîtriez-vous ce Charles-Antoine Bordier?
– De réputation. C’est aussi un nom de la voile à papa comme on dit, celle des classiques.
– Peut-on faire une recherche?
Alain acquiesça. Il tapa www.local.ch et entra les nom et prénom de l’intéressé.
– Il habite Vésenaz, murmura Cordey. Encore un qui n’est pas n’importe qui.
– Mettons des gants et appelons, fit Amanda en notant le numéro de téléphone et l’adresse.
– Une dernière question : pourquoi quatre équipiers sur un voilier qui en prend trois, en plus du barreur?
– En fait, répondit Alain, c’est le total des équipiers annoncés à tous les Bols. Pierre, à ma connaissance, n’a dû en faire qu’un ou deux. Mais ça suffit pour figurer dans la liste des équipiers.
– Nous avons terminé, fit Cordey à l’attention d’Alain. Merci.
– J’ai une cabine à vingt mètres. Allez m’y attendre.
– On sait à présent que notre Marie-Jasmine n’était d’aucun Bol d’Or, dit en chemin Cordey. Mais ce qui nous arrange moins, c’est ce Bordier. Inconnu. C’était un ami à Morrens, à Pictet, il naviguait avec Marie-Jasmine et, à nouveau, comme elle, personne ne semble le connaître.
Il fit un parallèle avec son vécu. Combien de ces témoins n’avaient-ils jamais été entendus, faute de temps, de moyens, de volonté politique? A trop vouloir protéger les prévenus sous couvert d’un «présumé coupable» pourtant pris la main dans le sac, on passait forcément à côté de l’évidence.
Amanda et Cordey n’attendirent pas longtemps. Alain les rejoignit rapidement.
– Un verre? leur demanda-t-il.
Au point où ils en étaient, ils acceptèrent volontiers et de concert.
– J’ai entendu parler de votre enquête, dit Alain. Pas facile, après plus de dix ans.
– Rien n’est facile. Et c’est plus difficile sur l’eau, n’est-ce pas? quand rien ne repose sur du solide. Mais c’est souvent ainsi dans la vie. On mise sur du concret, on fait un plan de carrière, on anticipe les échelons, les avancements, les bonus. On tire un plan sur la comète. Et tout s’écroule. Rien n’est acquis. Jamais!
– C’est un peu juste comme raisonnement. Mais buvons plutôt à votre réussite.
– Buvons à la réussite, enchaîna Amanda. Et merci pour le verre.
Il n’y avait plus rien à ajouter. Du moins pour l’heure de vérité!
X, novembre 2012
Cordey éprouva soudain une grande paix. Il avait interrogé lui-même de nombreux témoins et avait supervisé l’enquête. On lui avait confié l’affaire, c’était devenu son affaire. Rien n’avait été laissé au hasard. Chaque alibi avait été vérifié. Tous, sauf un. Un seul. Parce qu’il coïncidait tellement avec le déroulement apparent de l’histoire!
Il choisit une belle cravate qu’il noua avec soin, composa un numéro de téléphone et descendit à pied à Ouchy. Il commanda un café, mangea un croissant et lut le journal. En pages «Monde» on y parlait comme d’habitude de guerres, de conflits, de rapts, de révolutions, d’hivers prolongeant les printemps, d’attentats dans le sang, de répression dans le sang et de… continuation dans le sang. Question de culture, probablement, songea Cordey. Les photos exhibaient des hommes masqués et surarmés comme s’il s’agissait du prolongement d’une éventuelle virilité.
A SUIVRE…