Toucan 5 – Le disparu de Lutry
XXVI, vendredi 25 juillet 2014
Amanda et Cordey passèrent en fin de matinée à Moratel. Parisod et un autre navigateur et habitué des lieux, Charles Duvoisin, y prenaient l’apéritif.
– Alors, fit Cordey, déjà au lever de coude, le sport national?
– Eh! Benjam, avec ta douce! Venez donc vous joindre à nous.
Les deux nouveaux arrivants prirent place. Parisod leur avança deux verres pleins.
– Et alors? demanda Duvoisin. L’enquête avance?
– En fait, dit Cordey à Parisod. J’ai besoin de toi.
– Ah ça fait plaisir de se savoir reconnu, plaisanta le vigneron. Qu’y a-t-il? Du spécial?
Duvoisin fit mine de se lever.
– Non, fit Parisod en retenant son compagnon par le bras. Ici on parle de tout. Nous n’avons pas d’exclus.
– Je parlerai donc de tout, annonça Cordey. Mais rien ne sortira non plus d’ici. On est tous d’accord?
On acquiesça.
– Nous avons là une liste d’une centaine de festivals aux Etats-Unis, poursuivit Cordey. Ça va du rodéo en Arizona, de la country au Montana ou dans le Sud, d’art western à Santa Fe, d’une monstre manif d’homosexuels quelque part près de San Francisco, du pow-wow des Indiens dans un bled du Nouveau-Mexique, des illuminés de la New Wave aux sons hurlants du hard à New York ou au rap de Detroit. Sans parler de ces petits festivals dont nul ne saurait qu’ils existent s’il n’y avait Internet… Et du jazz un peu partout sur la côte est… Ou des rencontres de motards qui s’improvisent un festival en à peine deux jours…
– … Et qui ont cependant un succès fou, coupa Parisod. Mais un élément de ton enquête pourrait nous aider.
– Oui, lequel?
– Tu as bien dit une centaine de festivals?
– Comme je viens de te le dire. C’est trop. Beaucoup trop.
– Tout juste Auguste. On doit cibler. Et ce serait plus simple d’essayer en sachant à quel genre de guitares nous avons affaire.
– Par exemple?
– C’est assez simple, intervint Amanda. Guitare classique, espagnole, sèche, folk, country, jazz, rock. C’est ce que tu voulais dire, non?
– Tout à fait.
– Oui, mais nous savons que Morrens jouait entre deux régates ou lorsqu’il n’y avait pas d’air.
– Ecoute vieux, dit Parisod, je connais un peu la musique. Un bon guitariste comme ton régatier, et tout le monde le reconnaît comme tel, ne prend pas sa belle guitare pour jouer sur l’eau et la ranger ensuite sous le pont d’un voilier. Il en possède au moins une autre. Tu saisis?
– Je commence à comprendre.
– Marie-Jasmine pourrait nous renseigner? suggéra le vigneron.
– J’irais plutôt du côté de la veuve, si l’on peut dire, osa Amanda. Marie-Jasmine, comme le reste de l’équipage, n’a probablement connu que la guitare sèche des régates. L’épouse connaît l’autre, ou les autres.
– C’est bien vu, observa Cordey. D’autant qu’une guitare, ça prend un peu de place, sur un voilier. Allons faire un petit bonjour à Mme Morrens.
– Si tu veux bien, proposa Parisod, j’aimerais vous accompagner. Tu n’y connais rien en musique, ni en guitare. S’il y en a une à voir, je saurais certainement l’identifier.
– Merci, vieux. C’est précisément ce que j’attendais de toi. Pour déranger une veuve, c’est un peu tard dans la matinée. Si tu n’as rien de mieux à faire, nous irons cet après-midi. A moins que tes effeuilles…
– Santé! fit encore Parisod que ce genre de remarques finissait par lasser.
Après «chacun sa bouteille», Cordey et Amanda dînèrent à la Cambuse, ce restaurant qui surplombe le port de Moratel. Parisod vint les y chercher vers 14h avec l’ancienne Willys qu’il avait à l’époque misée à Thoune lors d’une vente d’objets militaires. Décoiffée, Amanda suivie de Cordey et de Parisod descendit du véhicule devant la maison des Morrens à Lutry. Ils sonnèrent et trouvèrent une dame étonnée.
– Donnez-vous la peine d’entrer, fit-elle, mais j’aurais pu ne pas être présente.
La leçon était claire. Cordey s’excusa et annonça qu’il n’avait qu’une ou deux questions à poser.
– Je vous écoute fit-elle après les avoir invités à s’asseoir au salon.
– Voilà, fit Cordey. Il arrivait à votre mari de gratter la guitare sur l’eau, entre deux régates. Or, vous-même et ceux qui le connaissaient lui ont unanimement reconnu du talent. Nous croyons dès lors qu’il possédait une autre guitare, moins dommage, qui restait à domicile.
– En effet, admit la veuve. Il avait une autre guitare, électrique. Il en jouait à la cave quand je n’étais pas là.
– Peut-être pourrions-nous la voir. Ça vous ennuierait? demanda Parisod.
– Ça va être difficile. Il y a longtemps qu’elle n’est plus là.
– Ah? C’est dommage. Vous rappelez-vous du modèle, de la marque? demanda le vigneron.
– Dites-nous plutôt, coupa Cordey, depuis quand la guitare n’est plus à sa place ?
– Il doit y avoir dix ans. Peut-être plus. Je ne sais pas. Je ne descends jamais à la cave.
– Donc à peu près au moment de l’accident à la digue…
– Ce n’est pas ce que j’ai dit. Personne n’est entré dans ce bout de cave depuis la disparition. Mais l’absence de guitare, je ne m’en rappelle plus, est peut-être antérieure.
– Bien, convint Cordey. Dites-nous à présent, si vous le voulez bien, de quel modèle il s’agissait.
– Je n’en sais rien… Mais je peux peut-être vous répondre très précisément.
Amanda, Parisod et Cordey se regardèrent, étonnés.
– Si vous voulez bien attendre un moment, poursuivit-elle encore.
Elle se leva et revint quelques minutes plus tard, tenant un document à la main.
– Voici, fit elle. J’ai retrouvé la facture. C’était une Fender Stratocaster.
– Fffft! siffla Parisod. Le haut de gamme.
– Je ne sais pas. C’était une commande spéciale selon le voeu de mon mari. Pour jouer du piano, je sais que le bois a des propriétés phoniques. Comme ces guitares électriques ont un corps plein, sans résonance, contrairement à un piano ou un violon, on peut donc en douter. Mais mon mari affirmait le contraire. Il voulait de l’acajou pour le corps, du palissandre pour le manche, avec touche en ébène. Voici la facture. C’était un cadeau. Vous pouvez voir, dit-elle à Parisod en lui tendant la pièce.
– «Sélecteur à trois positions», lut Parisod. Excellent: une ancienne! «Modèle American Special» faite à Corona, Californie: parfait pour le rock ou le blues. «Dégradé Sunburst», la couleur jaunâtre typique: magnifique! «Corps fait d’une pièce» et «manche rosewood»: sacré gaillard! il connaissait son affaire. Facture datée de 1972. Dommage. Les années CBS. Mais bon, c’était au début. Et puis, l’excellent Jimmy en possédait une, lui aussi. Une valeur sûre, un cadeau magnifique, Madame, si vous permettez. Même si les modèles antérieurs ou séries spéciales valent aujourd’hui beaucoup plus.
– Donc, intervint Amanda, c’est une guitare de rock, a priori? Ça nous aide un peu.
– Un peu, mais pas nécessairement. La Fender était aussi la guitare des jazzmen. Ce qui la rend intéressante et unique, c’est l’acajou. Mais à ma connaissance il n’y a pas de statistiques sur les matériaux. Un cadeau magnifique, répéta Parisod.
– On pouvait déjà, dit Cordey, aller dans cette direction : Les Moody Blues, Terry Jacks… Sur l’eau.
– Mon mari savait exactement ce qu’il voulait. Il possédait d’ailleurs une autre guitare qu’il avait déjà lorsque nous nous sommes connus. Une vieille qui doit encore traîner quelque part.
– Madame, c’est important et ça peut nous aider, fit Parisod. Pouvons-nous voir le modèle?
– Il me semble que vos deux questions et quelques minutes sont largement dépassées. Est-ce si important?
– Difficile à dire en l’état, admit Cordey. Mais c’est le seul élément qui nous relie à votre mari s’il est encore en vie. Les autres témoignent plutôt de sa disparition.
– Bien. Suivez-moi. C’est à la cave qu’il rangeait ses outils et travaillait. Je n’y mettais jamais les pieds.
A SUIVRE…