Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
XXXVIII, samedi 9 août 2014 (suite)
Songeur? lui demanda Lawson.
– Un peu. Tout ça doit valoir un peu d’argent.
– Les médias, les films et la publicité véhiculent le même message : pour être heureux, il faut de l’argent. La mentalité actuelle est toute imprégnée de ces slogans. C’est l’inverse qui est intéressant. Quand on laisse tout derrière soi, l’état d’esprit change aussi. Cordey réfléchit encore longuement
– J’ai acheté au bon moment et au bon prix. J’ajoute encore, parce je vois que ça vous travaille, que je n’ai pas enlevé un centime à mon épouse ou à qui que ce soit. Je dois tout cela à la guitare restée au Landing. Cordey, lui aussi, finit par tourner la page de cet épisode.
– Je n’aurais pas, murmura Amanda, oublié quelqu’un comme vous.
L’Indienne souriait. Elle ne devait pas, elle non plus, laisser filer son amant.
Une heure et demie plus tard, le voilier était amarré au ponton visiteur du Corinthian Yacht Club, l’un des cinq de la localité où le tout Boston possédait son yacht. En haut de la rampe, ils saluèrent le surveillant en uniforme devant sa cabine et suivirent le pont surélevé qui les amena à la vaste terrasse du Club. La maison était de dimension colossale pour ce type d’activité et pouvait accueillir bon nombre d’hôtes et les y loger. Amanda et Parisod restèrent un moment à regarder le plan d’eau qui s’étendait entre les deux rivages. Plusieurs centaines de bateaux dormaient, abrités des vagues, à leur bouée numérotée. Quelques-uns étaient de pures merveilles. Il suffisait d’indiquer son numéro. Quatre puissants canots à moteur y conduisaient en permanence les propriétaires.
– Une formidable organisation, murmura Parisod.
– Une grande compétence dans l’organisation, ajouta Lawson.
Au bar on leur servit une bouteille de chardonnay de Californie qu’ils emportèrent au salon avec les verres. C’était une vaste pièce, haute, tout de bois. Au mur les contemplaient, encadrés, les portraits d’une quarantaine des commodores qui s’étaient succédé à la tête du club centenaire. Au plafond pendaient quantité de flammes et de fanions de cercles amis, invités ou concurrents. Sur socles, aux murs ou dans des vitrines, trônait une impressionnante collection de maquettes d’anciens plans. Toiles marines, tapis profond, meubles de style, trophées, rien ne déparait, tout soulignait la prospérité du club et de ses membres.
– Une grande compétence dans l’organisation, reprit Amanda. Vous en possédez beaucoup, n’est-ce pas?
– Ça aide, répondit Lawson. Il n’y a pas d’écoles pour ça. Je comprends rapidement les choses.
– Mais pour Marie-Jasmine, c’est un peu différent, non? Trente-cinq semaines en autant d’années ne vous ont pas suffi apparemment.
– J’ai tardé, c’est vrai. J’attendais cette semaine. Nous l’attendions passionnément. Ça aussi devait changer.
– C’est intéressant, ce concept de compréhension immédiate qui se déclare après un temps fou.
Le commodore arriva, salua et se joignit au groupe que lui présenta Lawson. Il était temps.
– Nous allons passer à table. Mais auparavant, veuillez me suivre sur la terrasse.
A peine y étaient-ils arrivés que le commodore retint Cordey par le bras. Un coup de canon avait retenti. Le commodore se découvrit, comme tous les hommes coiffés, et pivota en direction du grand mat. Il était 19h précises. Comme chaque soir le rituel commença. Le drapeau américain et la flamme du club étaient amenés. Au pied du grand mât, un antique canon en bronze fumait encore. Amanda observa Lawson et son amie. Il y avait quelque chose entre eux qu’on ne voyait pas, qui n’existait que très rarement, mais qu’elle ressentait. Parisod, lui, n’avait rien senti. Sauf le goût du vin. Cela lui avait d’ailleurs
plutôt réussi.
– La belle Indienne, vous croyez qu’il la connaissait d’avant? Qu’il serait venu pour elle?
– Faut voir. J’y crois pas trop, mais c’est possible.
– Arrêtez, vous deux! s’exclama Amanda. Un gars comme Jacques se pose où il veut et y rencontre une femme. Et je le crois volontiers d’être bien avec n’importe laquelle, question d’attitude.
– Mais… objecta Cordey.
– Tu n’en sais rien. Il y a des gens comme ça. Magnétisme, énergie, fluide… ils captent l’attention de l’autre. Et le pire, je suis sûre qu’ils n’en ont même pas conscience.
– Bien avec n’importe quelle femme?
– Mais oui, mon chéri. Ou presque. Question d’état d’esprit, d’éveil ou d’attention. Une femme sent mieux ces choses-là.
– Peut-être as-tu raison, fit Cordey, songeur. En tous cas, à moi, ça n’est jamais arrivé.
– A moi non plus, ajouta Parisod, sauf une fois.
– Franchement, à vous voir, là, les deux, c’est pas étonnant!
– Tout plaquer, quand même!
– C’est tout le livre qu’il a posé à l’envers, page de titre comprise, conclut Amanda. Et il ne reviendra pas. C’est garanti.
– Tu as probablement raison.
Finalement, elle partageait avec Peter ce trait d’avoir toujours raison. Lawson et sa belle Indienne vinrent les chercher. Ensemble ils se dirigèrent à la table du commodore où des places leur avaient été réservées. Ils y passèrent une excellente soirée, goûtèrent à une fameuse cuisine et burent fort correctement un excellent vin sorti des caves du Club. On donnait un bal en fin de soirée. Un groupe local y interprétait les chansons du moment. Il y eut quelques demandes spéciales. Au moment du café, alors que les musiciens avaient ralenti le rythme, quelqu’un souhaita un morceau de Garry Moore. Il se fit un silence. Le guitariste posa son instrument, appela Peter au micro. Lawson se leva et mit en bandoulière la guitare qu’on lui tendait. Il murmura aux membres du groupe quelque chose qui ressemblait à Still Got The Blues. Il lança le premier accord, aussitôt suivi du clavier et du bassiste. Parisod murmurait son fameux «j’y crois pas». Lawson joua. Il ne chanta pas. Ce fut le bassiste. Il était question d’un prix à payer pour que l’amour survive, que l’amour menait à la souffrance, qu’une place restait vide après l’absence et qu’il avait toujours et encore le blues, le blues de celle qui était partie. Inversement, la chanson pouvait être celle de Marie-Jasmine. Tout se répétait inlassablement. Amanda s’était levée et avait attiré Cordey à elle. Ensemble ils avaient rejoint le groupe des danseurs.
A SUIVRE…