Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
XXXIII, dimanche 3 août 2014
Comment allons-nous faire? demanda Amanda alors qu’ils déjeunaient à l’hôtel.
– J’en sais rien, fit Parisod.
– Résumons, fit Cordey selon son habitude. Nous avons un virtuose entraperçu en 1972 jouant avec les Doors dans ce qu’on pourrait appeler un concert d’anthologie. Il serait revenu les années suivantes selon nos musiciens d’hier. Ça va pas être facile, mais on devrait pouvoir trouver. Les organisateurs ont peut-être une trace, une fiche ou un souvenir. Nous avons une photo. C’est pas le top, mais ça devrait aller. Le plus facile, c’est sa guitare: une commande spéciale, ancienne et nacrée. Tu crois vraiment, ajouta-t-il en regardant son ami Parisod, qu’une telle guitare passerait inaperçue auprès d’un public averti?
– … Ou d’autres musiciens? Non. Tu as raison. Y a qu’à voir le guitariste d’hier. On y retourne.
Arrivés à l’entrée du festival, ils se firent indiquer le bureau du staff. Des affiches aux murs faisaient revivre les légendes. En 1970 Procol Harum, Sly et Chicago. En 1972 les Doors donc, mais aussi Alice Cooper, Kiss, George Carlin, Eagles. Joe Walsh en 1973 et Eagles à nouveau, comme Kiss et Johnny Cash en 1974. En 75 Eagles toujours, les Rolling Stones, Gordon Lightfood et les Beach Boys. AC/DC en 1977. Genesis en 1978. Sting en 88, Rod Stewart en 89, Whitney Houston en 91, Bon Jovi en 93. Shania Twain en 98. Parisod se rappela les avoir notés. Les affiches collaient aux murs, mais aussi à leur génération.
D’autres affiches rappelaient d’autres festivals, pas loin, avec Led Zeppelin, Pink Floyd et tant d’autres.
– Le nom, maintenant. Il n’a pas pu jouer sous son vrai nom, Jacques Morrens… un Suisse au pays de la protest song… Ce serait marrant. Faisons une recherche, suggéra Amanda.
– Mais ça peut prendre des années. Tu connais le nom de tous les musiciens? Tu peux dire lequel est l’intrus? Et s’il était venu au pied levé et n’apparaisse pas sur l’affiche, on fait comment? Et ne me parle plus d’Internet et de réseaux sociaux!
Une vieille platine jouait Simon and Garfunkel, Jesus loves you more than you will know, Mrs Robinson en fait. Une armée de volontaires s’affairait. Les téléphones crépitaient. Cordey avait beau présenter la photo de Jacques, personne n’y faisait attention. Les jeunes semblaient trop jeunes, les anciens trop occupés, tous résolument polis mais à peine indifférents. En fait, les impresarios géraient les carrières, les organisateurs de spectacles posaient leurs affiches et remplissaient les salles, les musiciens se produisaient, le public écoutait après avoir payé, les distributeurs ou maisons de disques vidaient les stocks qu’ils avaient remplis. A chacun son job! A chacun son maillon dans la chaîne. C’était très professionnel, mais plutôt impersonnel. Nos trois amis se concertèrent du regard.
– Alors que proposes-tu?
– On va à la police, répondit Cordey.
– A la police?… Tu rigoles?
– Pas du tout. On demande si ces dernières années, il n’y a pas eu un musicien européen, suisse s’ils voient où ça se trouve, engagé à la dernière minute, qui aurait pu commettre un délit, même mineur, ou apparaître dans un contrôle. Il serait fiché. On montre la photo. C’est un début de piste. La police, ici, n’est pas du genre à rigoler. Même péter de travers… En plus, j’ai été flic!
– Ok. C’est une idée.
Arrivé au commissariat, en taxi, à 6929 W Silver Spring Dr, Milwaukee, WI, Cordey se présenta comme inspecteur principal adjoint à la retraite et demanda à parler au commissaire.
– Si possible quelqu’un de plutôt âgé, ajouta-t-il dans son anglais approximatif.
Il s’attira un gros éclat de rire. Arriva un immense gaillard en uniforme, cheveux en brosse, Ray Ban au sommet du front, qui se présenta comme étant le plus haut gradé du poste. L’âge coïncidait et semblait arranger Cordey. Le commandant précéda aimablement nos enquêteurs dans une pièce attenante et les invita à s’asseoir. Un subordonné amena le café. Derrière les fenêtres, garées en épi, les grandes limousines noires et blanches au gyrophare décalé semblaient les observer.
– Voilà, fit Cordey, après avoir présenté le groupe. Nous sommes à la recherche d’un homme, un compatriote qui aurait disparu il y a onze ans. L’affaire a été classée et notre enquête n’est pas officielle.
Il résuma en quelques mots les éléments en sa possession qui pouvaient aider l’officier de police américain à y voir clair et montra la photographie. Le policier écouta attentivement, ne prit aucune note mais observa longuement l’homme photographié et son décor. Son café fini et la tasse posée sur la table, il dit:
– J’ai peut-être votre homme. C’est moi qui vous présenterais. Il ne sera tenu ni de s’exécuter, ni de répondre à vos questions. L’entretien, en terrain neutre, s’arrête quand il le souhaite. S’il fait appel à un avocat, on arrête tout. Sommes-nous d’accord?
– Oui. bien entendu, consentit Cordey.
– Nous n’entreprendrons rien qui puisse nuire aux intérêts d’un homme qui vit en toute légalité sur le territoire des Etats-Unis d’Amérique, si c’est bien le cas. Nous vérifierons. Sommes-nous encore d’accord?
– Tout à fait. Que faisons-nous à présent?
– Vous me laissez faire et vous attendez.
L’officier de police sortit. Le temps parut long. Amanda, Cordey et Parisod se demandèrent s’il ne s’agissait pas d’une blague ou d’une méprise. Mais l’ex-inspecteur les exhorta à la patience. Selon lui, le commissaire américain n’était pas du genre comique. Il revint une bonne heure plus tard.
– C’est arrangé. L’homme est honorablement connu. Il est en règle avec les services de l’immigration et il accepte de vous rencontrer. Il est ici, en ville. C’est une chance. Mais un agent vous accompagnera. Il lui fera valoir ses droits et ne vous quittera pas d’une semelle. L’entretien sera interrompu aussitôt que vous ne parlerez plus notre langue. Nous sommes toujours d’accord?
Cordey n’en croyait pas ses oreilles. Comment était-ce possible? Pour un peu il aurait fait sienne la réplique «J’y crois pas» de Parisod.
– Comment avez-vous pu le localiser si vite? Comment savez-vous que c’est la personne qu’on cherche?
– C’est notre festival. Depuis le temps, presque un demi-siècle, on connaît la procédure, les musiciens, ceux qui viennent pour la première fois, ceux qui reviennent, ceux qu’on aperçoit l’espace d’un soir, ceux qu’on demande et pour lesquels on répond, ceux aussi que personne ne connaît et qui finissent par vous éblouir. On délivre les patentes et les autorisations. On y patrouille. C’est du sérieux! Un millier de fiches à gérer. Faut être efficace, savoir ce qui s’y passe et anticiper. Ce monde, c’est une grande famille. Mais une grande famille qu’on encadre. Nous notons absolument tout. Vous voyez que ça aide. Une voiture vous attend.
– J’y crois pas, fit en effet Parisod.
Une grosse berline Ford Mercury tournait au ralenti sur le parking. L’homme au volant, un grand costaud, démarra sans un mot dès que les trois occupants eurent pris place. Moins d’une demi-heure plus tard, il s’arrêta devant un pub et les précéda à l’intérieur. On respecterait la procédure. Cordey n’agirait qu’avec le plein assentiment du policier et sous sa direction absolue.
Ce qu’il y a de bien aux States, c’est que les règles sont claires. C’est généralement très clair lorsqu’elles sont fixées d’avance. En Europe, c’est souvent un peu d’improvisation, un zeste de compromis, beaucoup de politique et des dérogations en tout genre. Ils se trouvèrent face à un homme mince, grand, à la Peter Fonda, vêtu d’une veste noire et d’une chemise blanche qu’une cordelette décorée d’une plaque de laiton fermait au col, genre cravate de western. Il s’était levé pour accueillir nos trois amis et leur serrer la main. Il se fit confirmer les règles par le policier qui s’assit au bout de la table.
A SUIVRE…