Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
XXXII, samedi 2 août 2014 (suite)
Pourtant, je n’ai pas été bon, avoua-t-il. Mais le public n’y a rien vu.
– Est-ce qu’on a le droit de dire ça? demanda Parisod. C’est déjà un exploit d’arriver là.
– Je suis bon, là dans les bars. Au-delà c’est pas pour moi. C’est pas ma vie. Les grandes scènes, l’hystérie, tout ça, non, j’arrive pas.
Le musicien avait ce regard clair, lumineux, qu’on a quand la passion vous dévore. Avec ses cheveux mi-longs, raides, un peu cendrés et sa moustache poivre et sel, ses pommettes saillantes, Amanda l’aurait trouvé beau, n’était à son côté le Cordey de sa vie. Elle approuva sa modestie et demanda la suite.
– Il n’y en a pas. J’ai à mon tour été remplacé. Le groupe s’est dispersé et s’est réuni plus tard grâce à Manzareck et Krieger.
Parisod releva. Il était le seul.
– Que s’est-il passé?
– Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas été bon. Ou je ne voulais pas l’être. Ou j’arrivais pas. C’était pas mon truc. Les Doors devaient se produire deux soirs. En fait y en a eu trois, une défection de dernière minute d’un groupe européen, je sais plus lequel, Titanic peut-être dont on attendait le fameux I see no reason. J’ai dit que je devais me produire avec mon groupe, ce qui n’était qu’à moitié faux.
– Quand on joue ici avec les Doors… aucune excuse, n’est-ce pas? avança Amanda.
– Surtout, j’étais dévoré par la peur. Mais la critique a été bonne. C’est juste que je joue de la musique de bar. Je suis un peu un minable, un raté talentueux comme on dit dans les salons… J’aime cette ambiance de comptoir, ces bières qui traînent et qu’on boit jusqu’au matin où une fille vous embarque. C’est ça, ma vie.
– Je vous ai trouvé bon, avoua Parisod. La guitare, ça m’a un tantinet connu à l’époque.
L’autre l’entoura de son bras. Ils trinquèrent. Les autres musiciens buvaient en silence à quelques centimètres. C’était bondé. il fallait crier pour se faire comprendre. Le guitariste était probablement leur leader. Sans lui, pas de contrat, pas de productions dans les bars, ni de bières à gogo. Et pas de groupies!
– Donc, on t’a trouvé un remplaçant, cria Parisod après un moment.
– Oui. Tu peux pas savoir ce que ça m’a fait. Une douleur horrible. Un mal de tripes.
– Pourtant tu devais être content de retrouver ton bar, ton groupe, et qu’on t’ait déniché un remplaçant.
– Justement non!
– Il était si bon?
– Pire! Ils auraient pu enregistrer un «live». Ç’aurait été leur meilleur. Des fois je me demande pourquoi certains paient des fortunes des impresarios de merde. Comment ils l’ont trouvé? Mystère. Le type, il est arrivé sur la scène, il a joué, il a embarqué le groupe sur un trip qu’eux-mêmes n’auraient pas imaginé. Ça a duré deux heures. Plus dix bis. On n’avait jamais vu ça.
– Et ce type, toi, tu le connaissais?
– Non. Figure-toi personne le connaissait, hein? hurla le guitariste aux siens.
Tous secouèrent la tête. Parisod commanda une autre tournée de bières. Il n’aimait guère les mélanges, en bon vigneron, mais ici c’était différent.
– Tu saurais son nom?
– Non. Mais je sais qu’il est revenu. Pas avec les Doors. L’année suivante ou celle d’après. Je sais plus et je ne sais pas qui pourrait vous renseigner. Pourquoi?
– Parce que nous recherchons quelqu’un. C’est peut-être notre homme, fit Cordey dont l’attention avait été éveillée par cet enchaînement de hasards heureux au sujet d’un virtuose anonyme .
Cordey eut un geste navré. La photo de Jacques était restée à l’hôtel par précaution. Amanda ne comprenait pas tout, à cause du brouhaha. Mais elle devinait à l’expression de Parisod qu’on avançait. Une circonstance en avait amené une autre. Et de fil en aiguille, ils s’étaient tous retrouvés à boire des verres dans un bar à bières à plus de sept mille kilomètres de chez eux.
Un mois plus tôt, Cordey devant sa cliente s’était demandé s’il trouverait jamais le moindre indice. En fait, ç’avait été du travail. Le hasard aussi, souvent bienveillant. Mais du travail. Encore du travail!
Le musicien secoua la tête, trempa ses moustaches dans la mousse de sa bière et en but une longue gorgée. Parisod serra les poings. Il n’y croyait pas. Il côtoyait là un musicien qui s’était produit avec ce groupe mythique que furent les Doors, discutait avec comme s’ils étaient de vieux copains. L’autre lui avait même passé le bras autour des épaules. Le vigneron n’était pas sûr qu’il en verrait d’autres, lui qui ne s’était jamais vu nulle part, ou ailleurs que dans ses vignes et dans sa cave.
– Ce putain de festival, il en a craché du monde, fit le musicien. Terry Jacks, les Stones, Kevin Johnson, Aerosmith, Crosby & Cie, Rick Wakeman, ZZ Top, Paul Simon, les Bee Gees, même des Européens comme Scorpions, Kraftwerk ou Titanic… qui sont quand même venus mais je sais pas quand. Des blonds de Norvège. Givrés. Mais un tube sensass.
– I see no reason, fit Amanda qui devait avoir été souvent invitée à danser sur ce slow magnifique.
– Tout juste, ma belle. T’as jamais pensé à chanter? Tu pourrais nous accompagner? Ce serait bien. T’as de la présence.
Amanda déclina poliment de la tête mais sourit, flattée. Elle ne s’attendait pas vraiment à ce genre de propositions, quoique… ça pouvait l’entraîner ailleurs. Elle regarda Cordey, lui prit la main sous la table. Ils n’en apprendraient guère plus ce soir. Mais ils en savaient déjà assez.
Un virtuose s’était produit, ici en 1972, avec les Doors sans Morrison. Il y était revenu. Cordey ouvrit son calepin. 1971, c’était la première victoire des Toucan au Bol d’Or. 1972, l’acquisition d’une de ces unités par Jacques et une suite ininterrompue de victoires à la Semaine de la Voile, sur fond d’histoire d’amour vécue un peu à la sauvette dans un palace genevois, mais qui allait durer trente-cinq ans.
– Les années septante, soupira Parisod, pour moi aussi les plus belles de ma vie!
Ils finirent leurs bières. Parisod recommanda une tournée et tous parlèrent, d’un whisky time à l’autre, de musique, de guitares, de tournées et de projets. Mais rien de nouveau ne fut révélé. Peu leur importait, en fait.
Le groupe reprenait à nouveau quelques hits, en alternance avec un public voué au karaoké. D’après des posters épinglés aux murs et des souvenirs de bars, Parisod nota les têtes d’affiches des années qui firent les beaux jours du festival. Peu importait: c’était ici, fin juin début juillet de chaque année qu’un virtuose venait sur scène. Ici et nulle part ailleurs ! Parisod n’y croyait toujours pas. A tout hasard, il nota la suite, une longue liste de musiciens, de groupes en regard de chaque année. Il hésita sur 2003. Le guitariste avait-il prévu de venir? Avait-il pu se produire?
De retour à l’hôtel, Parisod passa une heure sur le dos d’un dinosaure avec écran, qui avançait à l’allure d’un canard et sur lequel s’affichait, toutes les cinq minutes, un message de demande d’un «coin» (vingt-cinq cents). Rien de neuf sur les réseaux sociaux. Rien non plus sur un quelconque guitariste suisse.
Son verre vide, il attendit la fin du compte à rebours et sortit du système. Il était tard. Tôt si on s’exprimait autrement. Toutes ces recherches sur Internet n’avaient plus le moindre sens. Il monta à sa chambre, se demandant si le prénom d’Olga, ou sa vie, défilait sur les réseaux. Mais il était fatigué. Il s’endormit et rêva de musiciens, de guitares, d’un été à danser sur Aubade
A SUIVRE…