Toucan 5 – Le disparu de Lutry
Un roman de Christian Dick
XXXI, jeudi 31 juillet et vendredi 1er août 2014 (suite)
Pas trop votre truc, hein? fit le musicien en constatant la mine dubitative du vigneron.
– Pas vraiment, non. Pourquoi nous en parler?
– Si le rap ou le r’n’b ne sont pas votre genre, on peut comprendre, mais il y aura aussi du jazz, du blues et du gospel. C’est au Henry Maier Festival Park à Milwaukee, précisément là où a lieu le Summerfest.
Ok, l’African Festival, c’était de la musique noire, mais pas mal de ces blacks étaient d’incroyables guitaristes. Et Parisod se dit aussi que le blues regorgeait de ces fantastiques envolées à la guitare. Il n’y avait aucune chance qu’on y trouve la trace d’un virtuose blanc, suisse et non professionnel. Mais… Nos trois amis se consultèrent du regard. Selon les musiciens, la ville était à moins de cent miles, à environ une heure et demie par la route. Si cela pouvait les aider à retrouver leur guitariste solo… Il figurait peut-être sur une liste, une affiche de rue, de bar ou de scène. Quelqu’un pouvait l’y avoir vu et les aider. S’il devait y avoir un festival, c’était bien celui-là !
– Comment Delisle a-t-il pu passer à côté? se demanda Cordey. Et comment le vigneron-pop que tu es a-t-il pu ne pas connaître ce festival-là? ajouta-t-il à voix intelligible. Les dates correspondaient.
– Je suis désolé. Mais on a parlé de festivals. Là c’est une fête, c’est écrit dans le nom. C’est hors norme!
Les musiciens s’excusèrent. Cordey régla la note et chacun de son côté retourna au festival. Ils avaient eu ce qu’ils voulaient, se firent un chemin dans la foule et quittèrent les lieux. On annonçait d’ailleurs du beau monde en début de soirée. Mais la décision de partir était prise, la recherche de Jacques leur priorité.
– Les «Band of Horses» allaient peut-être se produire, songea Parisod, dommage. Peut-être…
Amanda se disait qu’eux non plus n’appartenaient pas au hasard. Arrivée à l’hôtel, elle prit avec Cordey le vieil ascenseur qui les amena prudemment à leur étage tandis que Parisod demandait s’il y avait un ordinateur à disposition.
– Evidemment, lui répondit-on.
Il s’agissait en fait d’un modèle antédiluvien, genre dinosaure qui avance péniblement et dont le cerveau égalait probablement la taille minuscule de l’écran! Mais comme chacun voyageait avec le sien…
Parisod entreprit donc de relever les messages sur les réseaux sociaux. Delisle lui résumait ainsi la situation. Les commentaires affichaient d’abord un pseudo, avec pour conséquence des théories ou des suggestions hors de propos. La personnalité du correspondant brillait dans le message. Pour Delisle, c’était carrément une perte de temps. Il y en avait tant, souvent d’ailleurs farfelues!
– Celui qui nous a fichu un tel petchis aurait mieux de se casser la jambe, maugréa le vigneron.
Puis il entra dans un moteur de recherches le nom du fameux festival. A l’affiche du 27 juin au 7 juillet 2013 au Summerfestival, Milwaukee, Henry Maier Festival Park, le vigneron dénombra sur onze jours huit scènes, sept cents groupes et plus de mille productions scéniques pour plus de huit cent mille spectateurs. Tom Petty le 28 juin. Eagles le 7 juillet. Une pléiade d’autres entre deux. La saison des spectacles au Maier Festival Park commençait le 1er juin et se terminait le 8 septembre par l’Indian Summer Festival.
Y avaient défilé par le passé Dolly Parton, the Doors, les Rolling Stones, Aerosmith, Fleetwood Mac, les Bee Gees, Johnny Cash, Emerson, Lake and Palmer, Crosby, Still, Nash & Young, Santana, ZZ Top, Eric Clapton, Paul Simon, Sting, Rod Stewart, Whitney Houston, Scorpions, Queen, Bon Jovi, Shania Twain, Bob Dylan, John Fogerty, Stevie Wonder, Peter Gabriel, Peter Frampton et tant d’autres.
Parisod nota consciencieusement le nom des célébrités et les années où ils s’étaient produits sur l’une des nombreuses scènes. En 2013, le festival achevait sa quarante-sixième édition. Il en déduisit que sauf incident majeur le premier festival avait eu lieu en 1967, l’année des vingt-et-un ans de Jacques et Marie-Jasmine. 1967: Jacques accomplissait sa dernière année aux Etats-Unis avant de rentrer au pays. 1968: il allait régater durant trente-cinq ans avec Marie-Jasmine. Et durant trente-cinq ans il retournerait aux Etats-Unis sans que personne n’ait jamais su ni où ni pourquoi.
Rejoignant Amanda et Cordey dans leur chambre, il leur fit part du résultat de ses recherches. Il releva, en même temps que Cordey que la Semaine de la Voile tombait en 2013 du 30 juin au 4 juillet. A quelques jours près, les dates se chevauchaient. Et ça rendait les deux participations impossibles!
Delisle avait relevé un autre festival, les 3 et 4 août, le Ozdukee County Fair, cent cinquante-quatrième du nom, à Cedarburg, Wisconsin, trente kilomètres au nord de Milwaukee. C’était, semblait-il, un spectacle typiquement américain, lots de voitures à démolir, compétitions en tous genres, à cheval ou assis sur la plus grosse cylindrée possible, élection de misses sur fond de musique rock, sans oublier l’incontournable Harley Davidson road. Plutôt une foire qu’un festival. Pouvait-on en vouloir à Schneider de n’avoir pas supervisé ou coordonné son travail avec celui de Delisle? A travailler constamment dans l’urgence ou en sous-effectif, on arrivait fatalement à manquer le but, ou à n’y parvenir que par hasard.
Ils renoncèrent à ce déplacement pour se rendre à Milwaukee. L’African World Festival ne leur apprendrait rien, mais le lieu était mythique et les dates du Summerfest au même endroit coïncidaient avec les absences mystérieuses de Jacques, fin juin-début juillet de chaque année. Cordey eut le sentiment que Milwaukee était une bonne place. Ça venait d’ailleurs aussi des guitaristes de tout à l’heure.
Parisod retourna à son débarras et à la vieille bécane qu’il n’avait pas éteinte. Après quelques clics, il tomba sur la compagnie Greyhound qui annonçait un départ à 09h05 avec arrivée à destination à 11h05 pour neuf dollars. Amanda commanda les billets et annonça à la réception leur départ pour le lendemain.
Resté seul, Cordey s’allongea sur le lit. Ils avançaient tout de même. Mais seul le hasard, dans cette foule, déciderait d’une rencontre avec Jacques. On s’éloignait des aspects féminin et lémanique des débuts.
A SUIVRE…