Toucan 5 – Le disparu de Lutry – Un roman de Christian Dick
Voici la question que je me pose, fit Cordey en portant une tasse de café fumant à ses lèvres. On sait à présent que Morrens part aux States une semaine ou deux sur les trois consécutives qu’il prend aux alentours de la Semaine de la Voile. Avant ou après?
– Il me semble que tu as la réponse, lui répondit Amanda en tartinant une moitié de son croissant. On t’a dit que Lunaire régatait à la Semaine de la Voile et à la Cully-Meillerie, mais pas toujours. Tu sais aussi que Jacques amenait son voilier à la Nautique en juin pour le Bol d’Or. Mais pas toujours. Donc…
– Donc, enchaîna Cordey, il partait aux Etats-Unis avant la Semaine. Après, il lui suffisait de ramener le voilier pour concourir à Cully.
– Nous voilà donc renseignés! Que faisait-il donc aux Etats-Unis entre le Bol d’Or et la Semaine de la Voile, de fin juin à début juillet?
– D’autant, poursuivit Cordey penché sur son calepin, que depuis les années huitante jusqu’au milieu des années nonante la Semaine précédait généralement la Cully-Meillerie d’une dizaine de jours, lui permettant de participer sans problèmes aux deux régates en remontant à la voile son Toucan du Port-Noir à Moratel. En fait, peu nous importe qu’il ait fait tous les Bol d’Or ou toutes les Meillerie après la Semaine, ça laissait de toutes manières une place pour traverser l’Atlantique. On a plus ou moins les dates, reste à savoir où?
– On pourrait demander à son ami de toujours, Pictet.
– Peu probable qu’il le sache vraiment. Ou alors il cache bien son jeu. Mais écoute: avant septembre 2001 et les attentats terroristes, la plupart des documents nécessaires à la traversée atlantique n’existaient pas. On passait l’enregistrement et la douane en dix minutes.
La douane ne leur parut pas une bonne idée, ni réalisable sans une procédure. Quant au domicile des Morrens, mieux valait aussi éviter. Peut-être la compagnie aérienne détenait-elle encore ce genre d’informations? ou l’ex-inspecteur genevois Perler?
– Sais-tu ce qui me ferait plaisir? demanda Amanda. Que tu ranges la cuisine pendant que je me prépare. Et si tu fais vite, tu peux essayer d’appeler ton collègue genevois.
– C’est tout?
– Non, bien sûr, poursuivit-elle. Il fait un temps magnifique, sans vent ni vague, un temps où les «voileux» restent au port. Je t’emmène faire un tour sur le lac. Personne ne nous observera.
* * *
Amanda et Cordey eurent vite gagné le milieu du lac. Le superbe canot en bois avait élégamment fendu l’eau et laissé son sillage à la surface.
– Je perds pied, avoua Cordey en petite chemise et son verre à la main.
– Quelle importance? Il n’y a aucun enjeu.
– C’est vrai. Notre ami Jacques se prélasse peut-être sur une île au soleil, à moins qu’il ne navigue dans les archipels nordiques…
– Ou nage dans les fonds lémaniques! Mais à nouveau, quelle importance?
– Celle de savoir, objecta Cordey. S’il avait liquidé ou remis son affaire, s’il avait mis de l’ordre dans sa vie et choisi de laquelle de ses deux femmes il aurait fait sa compagne dans sa nouvelle vie, ça m’aurait paru peu banal, mais normal. Là, tu vois, nous naviguons à vue, nous sommes sans nouvelles et l’Etat civil l’a déclaré absent. L’acte de décès a suivi au bout de trois ans. C’est la procédure en cas de disparition.
– Tu as probablement raison. Mais ça n’a pas grande importance. Ta carrière est derrière toi. Tu es passé des enquêtes où tes repris de justice parlaient notre langue à l’ADN avec des gens qui nous crachent à la figure. Il faut une nouvelle génération de policiers pour cette nouvelle génération de délinquants ou de criminels. Tu as fait ton temps. Tout simplement.
– Il faudrait aussi une nouvelle génération de juges.
– On t’avait prévenu, au début, non? On ne t’a pas dit, ou l’as-tu oublié, les aspects féminins et lémaniques pour comprendre la chose?
– Heureusement que je t’ai!
– Laisse-moi t’aider, lui souffla-t-elle dans l’oreille.
Il l’embrassa. Amanda sourit.
– Alors? fit-elle. C’est tout?
Comme pour lui montrer, elle retira son pull marine. Cordey se rapprocha d’elle et de ses grosses mains lui prit les seins qu’il caressa longuement. Il défit sa chemise, et tous deux le reste. Puis, bien après, lorsqu’ils eurent encore passé un moment au soleil, ils finirent par se baigner. Avec le corps brûlant l’eau leur parut fraîche. Ils firent plusieurs fois le tour du canot à la nage. Puis, au pied de la mince échelle qu’elle tenait d’une main, Amanda se retourna et de l’autre saisit Cordey qui s’était rapproché.
Après s’être encore allongé sur la banquette et avoir bu un verre, Cordey reprit le fil de ses pensées.
– Je n’arrive pas à saisir le lien entre ce Christophe décédé dans un accident de la circulation, Louis Lanz qui subit un traumatisme dont il ne guérit pas, les amis Bordier et Pictet, riches navigateurs, équipiers sur Lunaire et amis de longue date, Marie-Jasmine Morerod probablement mal mariée ou par dépit et qui durant trente-cinq ans se contente d’une semaine d’amour par année, Corina Morrens qui pratique l’équitation mais abandonne son mari à la voile et à ses envies. Et ce Jacques qui est au centre de tout et qui lâche tout ça. Le pire, s’il est encore vivant, c’est qu’il semble ne rien avoir perdu!
– Il est peut-être mort, suggéra Amanda.
– Je suis un peu comme la cliente de notre histoire: je n’en suis pas sûr. On peut encore relire les rapports des investigations au moment des faits. Cette ambiguité entre nos protagonistes m’échappe complètement. Il me semble que tout est relié.
– Tout n’est pas forcément relié, mais tout clairement lié au lac, à Lunaire. Mais s’il te plaît mon chéri, n’y pense plus. Pense à nous. A moi. A ce panorama exceptionnel si tu veux, ou même au calamin de ton ami.
Ils trinquèrent, posèrent leur verre et se rapprochèrent encore l’un de l’autre.
XXI, lundi 21 juillet 2014
Veuillez vous installer, fit le professeur Morel.
L’assistante avait annoncé un couple de Lausanne et un ex-policier genevois venus le rencontrer à titre personnel au sujet d’un homme disparu connu d’une de ses patientes. Entre deux rendez-vous, il avait proposé 15h, en vitesse et par curiosité. Rue François-Bellot, un immeuble cossu à deux pas de la vieille ville, nos trois amis y furent reçus à l’heure.
– Merci, je ne serai pas long…
– Je… vite dit: vous êtes trois! coupa le médecin.
– Vous savez… poursuivit Cordey.
– Je sais. Rien de confidentiel ne vous sera communiqué.
Ils furent néanmoins autorisés à prendre place face à un vaste bureau, en sous-élévation du siège du praticien. Celui-ci, comme il arrive quelques fois dans la profession, les regardait avec condescendance.
– Mme Morrens, à Lutry, dit Cordey, vous a consulté. Vous savez sans doute que son époux est porté disparu depuis juin 2003. Probabl…
– Je sais tout cela, coupa le psychiatre chez qui ça semblait être une habitude. Mais vous, là-dedans?
– Disons que j’agis pour le compte de la vérité. Un service en quelque sorte. Je suis inspecteur de police à la retraite. Quelqu’un souhaite savoir.
– Et moi, ajouta Perler, j’accompagne ces monsieur-dame. J’appartenais à la police judiciaire qui a bouclé l’enquête il y a une dizaine d’années. Tout ce que vous serez en mesure de nous dire sur la disparition du navigateur à Versoix sera porté au dossier et pourra nous aider à découvrir ce qui s’est véritablement passé.
– Bien, fit le psychiatre. Donc, c’est M. Cordey qui mène l’enquête, et il a besoin de vous pour faire avancer le carrosse. C’est bien cela?
– On peut dire ça comme ça, acquiesça l’ex-inspecteur genevois. Je n’agis évidemment pas officiellement.
– Et ce quelqu’un qui veut savoir n’est pas Mme Morrens, si je comprends bien.
– En effet. Votre patiente a eu un accident de la circulation à la suite duquel elle vous a consulté. C’est bien ça?
– Tout à fait.
A SUIVRE…