LE RENDEZ-VOUS DOCUMENTAIRE DES CINEMAS ROMANDS
Agent of Happiness de Dorottya Zurbó et Arun Bhattarai

Ciné-doc clôt sa saison 2024-2025 avec « Agent of happiness », un documentaire ingénieux qui explore le calcul du Bonheur National Brut bhoutanais auprès de citoyens.nes aux quatre coins du pays.
Agents du bonheur
Après avoir coupé les ongles de sa mère âgée, Amber enfile sa tunique rouge d’agent du Bonheur National Brut. L’uniforme revêtu, il embarque avec son collègue dans une voiture, à la rencontre de ses concitoyens·nes. Chaque année, les deux hommes parcourent le pays pour mesurer le taux de bonheur au Bhoutan. A l’aide de leurs fiches de questions, ils tentent ainsi de calculer l’incalculable.
Les mots de la télévision
Au fil du parcours que propose « Agent of happiness », on ressent la prégnance d’un mythe : celui du bonheur bhoutanais. Ce dernier se manifeste non seulement dans l’entreprise étatique de mesure, mais aussi dans les propos souvent étonnamment laudatifs des citoyens·nes. Nombreux·ses sont celle·eux qui relèvent la chance qu’ils·elles ont de vivre dans ce « merveilleux pays ». Une jeune fille de dix-sept ans en fait presque un complexe : « Comment puis-je être aussi triste dans un pays aussi heureux ? ».
Alors qu’un chef de famille polygame affirme son bonheur et celui de ses femmes – ce à quoi on ne croit nullement en voyant les pâles visages qui l’entourent – « Agent of happiness » donne la parole à ces dernières, offrant un contrepoint subtil.
En plus de ces signes de mensonge élevés au rang d’idéologie collective, les téléviseurs des quatre coins du territoire montrent la propagande au bonheur diffusée sur les chaînes de télévision nationale. Les agents interrogent une femme et sa fille sur leurs possessions matérielles. Ces deux dernières répondent sans cesse par la négative, si ce n’est à une occasion : elles n’ont rien, à part un téléviseur. Ces postes de télévision qui occupent une place centrale dans chaque foyer visité tissent ainsi un lien, de la même manière que le documentaire, entre les habitants.es du Bhoutan. Leur portrait permet de comprendre comment s’infiltrent les mots du gouvernement dans la bouche de chacun·e. Cet aspect est par ailleurs relayé par les chants patriotiques présents çà et là dans le documentaire.
Questions fermées pour réponses ouvertes
Par le biais du questionnaire des agents, le documentaire ouvre le dialogue avec de nombreux.ses citoyens·nes. Ce qui fonctionne comme porte d’entrée vers l’autre pour ce film est rigide et uniforme, tout en permettant ensuite d’entrer dans les détails singuliers de la vie de chacun·e. Après la rencontre entre agents et citoyens·nes, les deux cinéastes se rapprochent ainsi de la personne interrogée et laissent entrevoir par bribes imagées le quotidien des personnages, sur lequel jaillissent leurs vrais points de vue sur leur bonheur.
Cordonnier mal chaussé
En plus du portrait communautaire passionnant que brosse Agent of happiness par la juxtaposition des points de vue souvent empreints de dénominateurs communs, le film souligne les difficultés que rencontre Amber dans sa quête du bonheur. Comme le cordonnier souvent mal chaussé, ce représentant du Bonheur National Brut peine à être heureux, de par son appartenance à la minorité népalaise, qui l’empêche de voyager et de se marier. Lors de pauses dans ce road-trip doux-amer, on le voit ainsi entamer une jolie histoire avec une jeune femme, qui finira par s’envoler pour l’Australie, son rêve à elle, auquel il ne peut prendre part. Cette image superbe de l’avion qui s’envole clôt ainsi de très belles séquences qui s’apparentent à de la fiction tant elles sont maîtrisées et parlantes. Devant les superbes paysages bhoutanais, Amber danse, affublé par son Happiness Index de cinq sur dix.
Agent of Happiness
Documentaire, Dorrotya Zurbò
et Arun Bhattarai,
Bhoutan, 16/16 ans