Le chant de l’étrave
Christiane Bonder | La débrouille aux Canaries
Comment trouver un petit boulot aux Canaries quand, dans les rues de Las Palmas, les ouvriers du coin manifestent: «Le travail aux Canariens!!!» Nous apprenons que le charter est interdit et que les autorités vont même jusqu’à saisir les bateaux fautifs. Sur notre cuisinière à pétrole, Erik prépare des pizzas qu’il coupe en tranches et arrange soigneusement sur un plateau. J’ai beaucoup d’admiration pour lui quand, avec la fierté d’un pizzaiolo un peu trop nordique, il va vendre ses tranches aux touristes alignés sur la plage. L’air de rien, le prétexte pizza aidant, il propose en passant une balade en mer ou une journée de pêche. C’est ainsi que nous aurons à bord un couple d’Anglais et leur enfant de dix ans, curieux d’aller taquiner la daurade au large de Mogan, petite localité dont les maisons blanches dégringolent jusqu’à la mer. Un couple de Suisses et des Français tenteront aussi l’expérience. Ces touristes étant logés et nourris à l’hôtel, ils nous laissent le produit de leur pêche que nous nous empressons de mettre en conserves. Tous repartent enthousiasmés et emportent avec eux le souvenir d’un mini-navigateur de trois ans, blond et bouclé, attrapant avec fierté ses premières daurades…
Destination Dakar
Décidément, nous avons un lien avec l’Endurance… Depuis Tanger, le destin nous trace la même route. A Puerto Rico, les voilà amarrés à l’autre bout du port. Comme l’un des gars vient d’accueillir son épouse et son fils, Bab s’installera à bord de Christer pour la traversée vers Dakar, dans la cabine arrière. L’Endurance quitte les Canaries fin août, Christer mi-septembre, retardé par l’attente d’un colis qui s’est fait désirer.
Lors des préparatifs pour le départ, le moteur refuse de démarrer malgré un contrôle sérieux de toutes les pièces. A couple d’un voilier français, ses batteries pleines ne donnent aucun résultat positif. Où est la faille?… Le 19 septembre à une heure du matin, Christer lève les voiles sans bruit, sans moteur et sans avoir payé le port. Trop soucieux d’affronter Dakar avec les 50 francs suisses qui nous restent, la mauvaise conscience ne nous vient même pas à l’esprit.
Au premier petit matin qui se lève en mer, je suis à la barre. Erik et Bab m’ont conseillé de garder le cap à 243°. Si tout se passe bien, nous gagnerons Dakar d’ici 7 à 8 jours. L’aube à la barre est un moment divin quand l’horizon se détache au-dessous des étoiles et que le ciel passe du gris au mauve puis du mauve à l’orange. Souvent, dauphins et globicéphales viennent en bandes autour du bateau, rompant la solitude de la nuit. Les dauphins sont d’une agilité déconcertante, sautant de plusieurs mètres hors de l’eau, pirouettes à l’appui. Les globicéphales sont plus gros, plus lourds, on ne les voit que rarement tout à fait hors de l’eau. Les dauphins émettent des sifflements, les globicéphales semblent avoir un gros rhume. Mais ce matin, personne n’a envie de jouer avec Christer. Je ne vois qu’une tortue qui disparaît très vite.
A huit heures, Erik vient me relayer en apportant du café fumant. Nos estomacs ont de la peine à l’accepter. Il nous faut parfois trois jours avant que le mal de mer ne s’estompe. Insensible à ce malaise, Olivier savoure son pain trempé dans un chocolat chaud. Installé au soleil dans le cockpit, il garde ses exigences habituelles: «Maman, encore du pain!… Maman, apporte une ficelle, je veux pêcher!… Maman, un dauphin!…» Et nous assistons en riant au spectacle des dauphins joueurs. Nous sommes à plat-ventre sur le bout-dehors et, en se penchant un peu, on pourrait les toucher de la main. Ils sautent, encore et encore, à croire qu’ils poursuivent leur jeu pour le seul plaisir de provoquer les rires cristallins de l’enfant… La mer s’est calmée. Les vagues impressionnantes qui nous arrivaient par l’arrière, couronnées d’écume blanche aux reflets turquoise et rosés sont moins importantes, plus longues. Nous
avions prévu une bouteille de vin pour le passage du tropique du Cancer. C’est aujourd’hui le 21 septembre que nous l’ouvrons et c’est une mini-fête à bord.