La petite histoire des mots
Abyssal

Otage de ses divisions, des tétanisants blocages idéologiques de ses élites politiques et des manifestations qui agitent régulièrement sa rue, la France s’enfonce dans une crise politique et économique dont on entrevoit guère l’issue. Faute de budget, sa dette est désormais hors de contrôle. Elle est régulièrement qualifiée d’ « abyssale » par la presse écrite ou audiovisuelle de l’Hexagone, autrement dit « considérable », « insondable » ou « très profonde ».
Cet adjectif – inutile de le préciser – est un dérivé du substantif « abysse » qui s’est imposé dans notre langue au XIXe siècle, en océanographie, pour désigner les grands fonds marins. En grec ancien, mais aussi en grec moderne, le terme « ábyssos », formé d’un « a- » privatif et du mot « byssos », qui veut dire fond, se traduit littéralement par « sans fond ». Il désigne non seulement les impénétrables fonds marins, mais aussi l’infini, ainsi qu’une forme de chaos primordial.
Dans les Evangiles, écrits à l’origine en langue grecque, le mot « ábyssos », est utilisé à plusieurs reprises. Pour mémoire, dans la langue d’Homère, « évangile » (euangélion) veut dire « bonne nouvelle ». Dans la « Vulgate », la traduction latine de la Bible, qui réunit l’Ancien et le Nouveau Testament, « àbyssos » devient « abyssus ». Le mot désigne alors un gouffre immense et profond, que ce soit dans un sens physique ou métaphysique, comme un lieu symbolique de ténèbres.
Le concept d’abysse, en latin religieux, évoque une profondeur insondable, une sorte de vacuité ou un lieu de chute, une idée qui a une portée significative dans la pensée chrétienne. Dans la Genèse, par exemple, on peut lire : « Terra autem erat inanis et vacua, et tenebrae super faciem abyssi, et spiritus Dei ferebatur super aquas », ce qui, en français, nous donne : « La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »
En français, « abisse » est attesté dès le XIIe siècle dans le langage théologique. Dans le même contexte, l’adjectif « abissal » apparaît vers le XVIe pour évoquer un lieu dont l’immensité est insondable. Comme nous l’avons vu, le terme prit un sens profane et scientifique au XIXe. Plus récemment, au début du XXe siècle, « abyssal » fut aussi utilisé pour désigner les recherches ayant pour objet l’exploration de l’inconscient. Associé à la psychologie, il devient synonyme de psychanalyse ou de psychologie des profondeurs.
Tiens ! A propos de psychologie, et en étant peut-être sévère, on peut considérer que nos grands voisins, dans le contexte périlleux qui est le leur, font preuve actuellement, collectivement, d’une irresponsabilité, voire d’une bêtise « abyssales ».