La petite histoire des mots
Emmerder
Georges Pop | Dans un entretien accordé la semaine dernière au journal Le Parisien, le président français Emmanuel Macron a déclaré : « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout ». Face à l’indignation manifestée dans les rangs de ses adversaires politiques, de gauche comme de droite, le chef de l’Etat a tenu bon, affirmant assumer ses propos qu’il a qualifié de « familiers ». Quant à son entourage, il a fait valoir que l’hôte de l’Elysée n’avait fait que dire tout haut ce que la majorité des Français pensent tout bas. Au premier degré, le verbe « emmerder », avéré dans la langue française au moins depuis le XVe siècle, veut dire « couvrir de merde ». De nos jours cependant, et depuis le milieu du XIXe siècle, il est presque systématiquement utilisé dans le sens d’ennuyer quelqu’un par des tracasseries. De plus, lorsqu’il s’applique à soi-même, ce verbe devient synonyme de s’ennuyer. Inutile de préciser que le terme « emmerder » tout comme « emmerdement », « merdouille » ou encore « merdique », est un dérivé de « Merde ! » qui, bien que concurrencée aujourd’hui par « Putain ! », reste, sous la forme d’une interjection, le juron le plus populaire du monde francophone. Emprunté au latin « merda » qui désigne les fientes et les excréments, ce substantif féminin est entré dans le vieux français au XIIe siècle, peut-être même plus tôt, pour exprimer la surprise, l’indignation, voire d’admiration. On le trouve en tout cas dans le Roman de Renart, cet ensemble médiéval de récits animaliers, daté de 1179, qui est attribué au poète Pierre de Saint-Cloud. Ce terme est entré dans l’histoire de France grâce à deux hommes illustres : Napoléon qui traita son ministre Talleyrand, soupçonné de duplicité, de « merde dans un bas de soie » et surtout le général d’empire Pierre Cambronne qui, alors que son armée était réduite en pièces à Waterloo, répondit « Merde ! » à un général ennemi qui le sommait de se rendre. C’est ainsi que cette interjection scatologique (du grec « skatos » qui signifie « merde ») est entré dans la légende comme « Le Mot de Cambronne ». Il est intéressant de noter que chez certains francophones du Canada, au Québec notamment, « merde » se prononce souvent « marde » et est presque toujours précédé du qualificatif « maudite ». Chez ces cousins d’outre-Atlantique, l’injonction « Mange de la marde ! » veut dire « Va te faire foutre ! ». Toujours au Canada, l’expression « C’est rare comme de la marde de pape », signifie que quelque chose est très rare. Il nous arrive parfois de dire « Merde ! » à quelqu’un pour lui porter chance. Cet usage nous viendrait du monde du théâtre. Au XIXe siècle, les spectateurs les plus aisés se rendaient au spectacle dans des calèches ou des fiacres tirés par des chevaux, lesquels crottaient en abondance. Du coup, plus il y avait de « merde » devant les théâtres, mieux le succès était garanti. Pour en revenir à « emmerder », de nombreux locuteurs, qui l’utilisent à discrétion, considèrent que ce verbe n’est ni vulgaire, ni grossier, mais simplement « familier », comme le pense Emmanuel Macron lui-même. Mais peut-être le Président aurait-il pu s’inspirer de ce conseil de l’auteur de San Antonio, le romancier Frédéric Dard, selon qui : « On a rien à gagner à emmerder les gens qui n’ont rien à perdre ».