La petite histoire des mots
Abonnement
Georges Pop | Le paysage médiatique romand va décidément de calamités en infortunes ! Né en 1862 sous le titre L’Estafette, rebaptisé en 1895 La Tribune de Lausanne après sa fusion avec le journal plus tardif qui portait déjà ce nom, puis Le Matin en 1984, le quotidien qui escortait au petit jour dans les troquets les intoxiqués de café-croissant va s’effacer de la réalité et se convertir en ectoplasme informatique. A qui la faute ? La culpabilité est partagée : l’éditeur qui a délogé du journal les petites annonces, notamment immobilières, qui faisaient une large part de son beurre pour les installer exclusivement sur la Toile ; les annonceurs qui s’écartent cyniquement du papier et concourent à son agonie ; les lecteurs enfin qui, chaque matin dans tous les bistrots, se disputaient – et se disputent encore jusqu’au 21 juillet – Le Matin, mais se gardent bien, même ponctuellement, de l’acheter ou, plus encore, de s’offrir un abonnement.
Vous avez dit abonnement ? Quel mot étonnant ! En remontant le fil de son étymologie on tombe sur le vieux français aboner qui veut dire poser des bornes ou fixer une limite. Il est apparenté à bone qui désignait jadis une borne ; lui-même dérivé d’un mot encore plus ancien bodne qui de son côté tirait son origine du latin médiéval bodĭna, issu sans doute de la langue gauloise, et qui nommait un arbre situé à une limite ou à une frontière. Jusqu’au 13e siècle, un abonement dans le système féodal désignait non seulement l’acte de délimiter les terres, notamment celles des vassaux et des fermiers, mais aussi la convention passée entre le Seigneur et ses tributaires, par laquelle était fixée la franchise qui lui était due. Les termes abornement, abournement, abonnement (avec un ou deux n), abonnage, ont d’ailleurs longtemps été des synonymes, même si certains sont de nos jours tombés en désuétude. A bien y réfléchir, le sens du mot abonnement n’a pas beaucoup changé. Il définit encore aujourd’hui le périmètre d’une franchise : celle qu’un client accepte de payer à un fournisseur en échange d’un service. Et il arrive même que le commerçant se comporte abusivement en seigneur à l’endroit de sa clientèle… Les associations de défense des consommateurs en savent quelque chose ! On admet généralement que le modèle contemporain de l’abonnement a fait son apparition avec l’apparition et surtout la croissance de la presse écrite, au 19e siècle. L’auteur américain John Warrillow, dans son ouvrage The Automatic Customer en fait remonter cependant l’invention au 16e siècle, lorsque certains éditeurs européens de cartes et plans proposèrent pour la première fois à leurs acheteurs de souscrire par anticipation aux futures éditions rédigées et imprimées au fur et à mesure des nouvelles découvertes géographiques. C’est l’engagement de ces souscripteurs qui permit aux éditeurs de disposer de l’argent indispensable à la production de l’information. Actuellement, comme le relèvent nombre des sociologues et d’économistes, lorsque l’information devient prétendument gratuite, eh bien c’est le client – autrement dit le lecteur – qui devient un produit. Conclusion ou moralité : il est insincère de se lamenter de la disparition d’un journal après jamais ne l’avoir matériellement supporté. Que ceux qui aiment bien leur canard – éditeurs, annonceurs ou lecteurs – se le tiennent pour dit !