Hommage – Gérald Rogivue ( 1943 - 2021 )
Gérald Rogivue est décédé le 18 octobre dernier. Le culte funèbre a été célébré à l’église de Châtillens en présence de sa famille et de ses amis.

Olivier Delacrétaz | «Gégé » était un homme d’un autre temps, ou plutôt un homme hors du temps, vivant et travaillant là où le Créateur l’avait placé, exerçant le métier de son père sur la terre qui lui avait été confiée. Il ne tenait pas à agrandir son domaine, ni à être à la pointe des innovations techniques, ni à ce qu’on l’admire pour son originalité. Chaînon nécessaire dans la succession des générations, il lui suffisait amplement de continuer la tâche. Il a aimé son coin de terre. C’est trop peu dire: il y était attaché comme le cheval à la charrue. Et l’attache était courte. Sa tentative de faire son année en Suisse allemande tourna court. Atteint de mal à la maison, il revint en courant, « après trois mois, trois semaines et trois jours », selon ses propres paroles. Rosmarie Rieder arriva de Thoune comme jeune fille au pair. Ils s’aimèrent et se marièrent. Elle prit sa part aux travaux agricoles, tout en assumant la double fonction de buraliste et de factrice aussi longtemps que le géant jaune voulut bien conserver un bureau de poste à Essertes. Ils eurent trois enfants, Chantal, Olivier et Stéphane. C’est le petit dernier, compétiteur de lutte suisse, qui reprit le domaine et le dirige aujourd’hui encore. Ses deux fils Théo et Benoît ont hérité de l’amour de la terre et du métier. Rosmarie partit en octobre 2006, terrassée par un horrible cancer. Gérald avait connu l’époque où on labourait avec la charrue à un soc tirée par un cheval. Un domaine agricole formait alors un tout cohérent, l’écurie correspondait au nombre de vaches, et celui-ci au nombre de poses, il y avait un plantage, des poules, des lapins et des cochons, parfois des chèvres. Les cultures tournaient d’année en année, préservant l’équilibre du sol. Beaucoup apprenaient le métier avec leur père, sur le tas. Aujourd’hui, la charrue à quatre socs est tractée par un Landini de cent trente chevaux. Le paysan se spécialise. Stéphane a abandonné la culture pour le bétail. Plus de plantage, ni de poules, ni de cochons. Convaincu ou non, Gérald lui donna sa bénédiction, trop heureux que le domaine continue et qu’il reste en de bonnes mains. Gérald Rogivue donnait une valeur extrême – certains diront « excessive » – au respect des liens personnels. Il préférait se faire duper par un acheteur ou un vendeur plutôt que de se disputer. Dans les discussions, il lui importait surtout d’être d’accord avec son vis-à-vis. Là était pour lui la vérité. Il pensait sans arrière-pensée, à l’image de Nathanaël, dont Jésus dit, dans l’évangile de Jean, qu’en lui, il n’y avait « point de fraude ». Je ne crois d’ailleurs pas qu’il ait jamais pensé du mal de quelqu’un. Durant les deux dernières années, il réduisit peu à peu sa collaboration. Mais il continuait de venir à la stabulation libre construite à l’extérieur du village, s’asseyait, s’ouvrait une bière, heureux de que voir le travail suivait son cours, en communion muette avec son fils, ses petits-fils et les visiteurs, sûrs d’être bien accueillis. Quand il rentrait à la maison, il s’installait à la fenêtre et contemplait, sans impatience, le jour qui passe. Son entourage, ses enfants et sa sœur Flossette veillèrent constamment à ce qu’il ne manque de rien. Sur la fin, Gérald refusa toute intervention chirurgicale, même de confort, préférant souffrir que de supporter d’inutiles opérations sur un corps qui n’en pouvait plus. Il repose dans le cimetière d’Essertes, aux côtés de Rosmarie. Dans notre société agitée, insatisfaite et méfiante, obsédée par la mobilité et le rendement à court terme, le souvenir de Gérald, tout d’humilité, de contemplation sereine et d’acceptation, évoque nostalgiquement quelque chose de vital que nous sommes en train de perdre.