Doit-on pleurer aux funérailles de dictateurs ?
Laurent Vinatier | Les Ouzbeks – certes, en grande partie des femmes de plus de 50 ans – ont pleuré ce samedi, alors que leur président, qui tenait d’une main de fer ce lointain pays aux confins de l’Asie, était enterré avec les honneurs. Ces effusions ouzbèkes restent timides cela dit par rapport aux possibilités nord-coréennes. Ces gens, en la matière, non seulement pleurent mais entrent de surcroît, pour certains, en véritable crise d’hystérie. Par le passé de même, lorsque les «regrettés» Mao et Staline ont disparu, des témoignages font état de détresses similaires. A première vue, on ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire – les vidéos de Corée du Nord en vérité sont à mourir de rire. Puis c’est l’incompréhension: comment peut-on pleurer de pareils monstres ? Sans vouloir comparer le feu président ouzbek à Staline, le premier à son petit niveau n’avait quand même rien d’un humaniste: on torturait dans ses prisons, on arrêtait arbitrairement, on ne disait rien.
On peut avancer d’abord l’argument de la longévité: ces dictateurs étaient là depuis longtemps, 25 ou 30 ans. Du point de vue de beaucoup, ils avaient toujours été là; ils avaient même été omniprésents à force de pressions sociales et politiques, comme un père autoritaire, si bien que ceux qui pleurent pleurent en fait la perte d’un «proche». Il y a aussi l’idée d’incertitudes politiques, liées au vide du pouvoir. L’homme fort disparu, les prétendants pourraient se déchirer, ce qui plongerait le pays dans un désordre sans nom: on pleure donc ici par anticipation les malheurs sanglants à venir. Peut-être… En fait, il semble que les gens pleurent sincèrement la mort de leur président, persuadés qu’ils sont qu’il était un homme bon qui a donné sa vie pour le pays, qui l’a tenu face à ses ennemis et qui a tout fait pour le bien. Il ne faut pas sous-estimer le degré de propagande locale, parfois le culte de la personnalité qui, sur des esprits simples, a indéniablement l’effet escompté.
Vu de l’extérieur, il est facile de critiquer les Ouzbeks, pris dans leur routine dictatoriale et incapable de se rendre compte des horreurs qui les entourent. Contre ces travers, bien sûr aussi qu’il faut revendiquer l’usage de l’esprit critique, instrument utile qui permet de dévoiler un pan de la vérité. Il faut pouvoir gratter derrière les apparences et les discours officiels. Il faut le faire en Ouzbékistan mais partout ailleurs, sur tous les sujets, y compris par exemple sur la sanctification par le pape François, prononcée ce dernier week-end, de Mère Teresa, femme intouchable, qui a consacré sa vie aux plus pauvres et aux plus démunis en Inde, lauréate du Prix Nobel de la Paix. Elle est une figure a priori sans aspérité; la logique de l’esprit critique veut donc de mettre aussi à l’épreuve cette perfection. Certains l’ont fait, avec plus ou moins de crédibilité, et fait apparaître quelques nuances, notamment son côté fondamentaliste, contre l’avortement et contre la contraception. Ils interrogent aussi ses relations avec la famille des Duvalier en Haïti, peu connus pour être philanthropes. Ils remettent en cause les miracles qu’on lui a attribués… Finalement, peut-être faut-il mieux pleurer aux funérailles de dictateurs et aimer Mère Teresa.