Cinema – Un ami pas comme les autres
Hommage à David Lynch

Victor Louis Joyet, auteur et poète vaudois, diplômé de la faculté des Lettres de Lausanne est cinéphile et passionné de littérature américaine notamment. Il propose cette semaine un hommage au réalisateur états-unien qui l’a accompagné dans le développement de sa vision du monde.
Victor Louis Joyet | Après le bouleversement « Twin Peaks », je me rappelle la bombe que fut pour moi, à 16 ans, « Eraserhead », le premier long-métrage de David Lynch. Sombre, dérangeant (et dérangé), magnétique, profondément esthétique. Je n’avais encore jamais rien vu de tel, ni même imaginé qu’une pareille proposition put être possible. C’est ce que je me répéterai par la suite à chacun de ses films. Parce que Lynch était de ces artistes avec lesquels on développe une sorte de relation intime, qui nous appartient d’abord et qu’on découvre ensuite étrangement partagée avec toutes celles et ceux qui l’aiment. Peut-être parce qu’il a su emmener le public dans des terrains qu’il n’aurait jamais osé ou pu fouler sans sa vision si singulière des choses.
Cette familiarité qu’on ressent à son égard est sans doute due au fait qu’il n’était pas un réalisateur cinéphile, à vouloir tout truffer de références. Il avait ses films ou réalisateurs fétiches, ses réalisateurs, mais cela s’arrêtait là. Il aimait surtout Hollywood et son imaginaire, qu’il n’a cessé de triturer dans tous les sens, en suivant son extrême sensibilité au monde.
Pour Lynch, le cinéma était assez simplement de la peinture en mouvement. Son approche si particulière de la création cinématographique, c’était donc peut-être de sa formation aux Beaux-Arts qu’il la tenait, où il a pu expérimenter la création en général. Il produisait en effet des films à sa sauce, mélange d’inquiétant, d’émerveillé, de terrifié, de drolatique et d’onirique. On emploie volontiers le terme « cauchemardesque » pour qualifier bon nombre de ses films. Il est vrai qu’il est parvenu, avec maestria, à rendre le monde des rêves et la richesse de l’inconscient à l’écran. Mais ce serait passer à côté de son génial sens de l’humour que de s’y limiter. Absolument détonnant et parfaitement réglé au milieu de l’horreur psychique et du suspense, son sens de l’humour et les situations déconcertantes (voire terriblement gênantes) qu’il génère, accompagnent toute son œuvre. Chez lui, le rire cohabite constamment avec l’effrayant, et l’un cache ou révèle toujours l’autre. Il est souvent le bélier, qui va non seulement percuter les jolis décors du rêve américain, mais aussi souligner les travers d’une nation, les difficultés et les tabous qui peuplent ses habitant.e.x.s, tout en nous attendrissant face à une existence qui ne fait souvent pas trop sens – comme ses films. D’où l’attention minutieuse qu’il apportait au montage, tant visuel que sonore, et le parti qu’il en tirait pour briser les conventions narratives – encore trop balzaciennes – du cinéma grand public.
D’ « Eraserhead » à « Twin Peaks : The Return » – troisième volet toujours autant radical de sa série culte, qu’il considérait lui-même comme un très long film – en passant par le touchant « The Straight Story » et par le littéralement sensationnel « Inland Empire », David Lynch compte ainsi parmi ces artistes qui ont amené l’expérimental dans l’espace du mainstream, sans que cela paraisse prétentieux ou malvenu, et qui ont par-là ouvert des brèches dans l’histoire de l’art. En témoignent ses nominations et récompenses au sein des plus grands festivals de cinéma : une Palme d’or à Cannes en 1990 pour le déjanté « Wild at Heart », sorte d’hymne à l’amour dingue sur fond de « road movie » revisité, deux Césars du meilleur film étranger, en 1982 pour « Elephant Man », film qui a marqué toute une génération, et en 2002 pour « Mulholland Drive », que d’aucuns considèrent comme l’acmé de son œuvre cinématographique, et finalement la reconnaissance d’un maître de la discipline avec, en 2019, un Oscar d’honneur pour l’ensemble de sa carrière.
Quand on a adoré David Lynch, on ne peut aujourd’hui que se repasser fiévreusement le grand film de tous ses films, et se rappeler avec tendresse tous ces personnages auxquel.lle.s on s’est tant attaché, le plus souvent brillamment casté.e.s et dirigé.e.s. On peut écouter et lire tous les hommages qu’on rencontre partout, en demeurant triste et incrédule face à la nouvelle soudaine de sa mort, aussi électrisante que ses œuvres. Mais par-dessus tout, on peut juste être reconnaissant.e pour ce qu’il a apporté à chacun.e d’entre nous.