Cinéma – Les filles désir de Prïncia Car
Pour son premier long-métrage présenté à la Quinzaine des cinéastes à Cannes cette année, la réalisatrice Prïncia Car s’attaque à un sujet qu’elle connait bien : celui de la domination masculine dans un quartier de Marseille.

Douze auteurs·ices sous contrat
A lire très rapidement le synopsis du premier opus de Prïncia Car, on pourrait s’attendre à revoir un des nombreux films de cité que la France a produit ces dernières années – au point d’en faire quasiment un genre à part entière dans le patrimoine audiovisuel français. En réalité, « Les filles désir » ne ressemble à aucune de ces œuvres fréquemment empreintes de cliché. La première cause de cette distinction se niche sans doute dans sa fabrication : co-écrit avec douze jeunes avec qui elle travaille depuis des années (et qui interprètent en partie les personnages principaux du film), « Les filles désir » est une des rares œuvres pour lesquelles le travail qu’est l’écriture de plateau a été reconnu comme tel par un contrat qui fait de ceux·elles qui donnent de leur plume pour le projet, des auteurs·ices du film à part entière.
Le quartier comme village
Chez Prïncia Car, la cité s’apparente à un village, comme pour coller au mieux au point de vue de ses personnages. Elle est en premier lieu présentée par le centre aéré dont Omar (Housam Mohamed) vient d’obtenir la charge. A ce poste qu’il convoite depuis des années, il est secondé par Yasmine (Leïa Haïchour), sa petite amie « carrée » comme il aime le souligner. Il mène la petite institution comme il lead son groupe d’amis (pour la plupart travaillant dans le même lieu) : avec autant de bienveillance que de fermeté, en particulier lorsqu’il s’agit de tenir ces derniers éloignés du groupe rival tenancier du snack-bar du quartier. Par cette simple topographie initiale, « Les filles désir » démantèle une multitude de clichés. Illustrer la cité comme un village rompt avec le filmage usuel des grandes barres d’immeubles comme des monstres aux milliers de fenêtres (ce que nous voyions dans « Athena » de Romain Gavras en 2022 notamment). La répartition des deux groupes rivaux dans des commerces différents rompt aussi avec l’idée que les inimitiés viennent du trafic de drogue. Si la drogue est brièvement mentionnée dans l’histoire, ce sont plutôt les dynamiques de clans qui séparent.
Les rôles qui donnent des âges
Le long-métrage met dans un premier temps le personnage d’Omar au centre de sa narration, en le montrant avec emphase dans son rôle de bon commandant de groupe et de gendre idéal pour sa copine Yasmine. Si cette dernière existe peu dans le groupe, sans cesse accompagnante plutôt qu’instigatrice, la caméra lui donne une vraie présence, sans pour autant focaliser sur elle – on ne la voit jamais sans lui, et sa vie privée n’est qu’évoquée, jamais montrée. Enfermés·es dans ces rôles sociaux de futurs·es bon parents prochainement mariés·es, Omar et Yasmine ont l’air d’adultes. Leur âge véritable – dix-sept ans – que l’on apprend sur le tard, souligne comment les rôles sociaux que l’on incarne nous donne l’apparence d’un âge, plus encore que nos corps ou que nos bavardages.
Carmen l’insubordonnée
Si Omar est d’abord au centre de l’histoire, c’est aussi parce qu’il est à la fois représentant de l’ordre établi, et la source de ce qui va y semer le trouble. Sa meilleure amie d’enfance Carmen (Lou Anna Hamon), qui a fui le quartier pour Nice, où elle s’est prostituée pendant des années, est de retour et lui demande de l’héberger. Cette grande gueule qui s’impose vient faire basculer les fonctionnements du groupe en même temps que celui du film, en amenant petit à petit Yasmine à être le personnage central de l’histoire. Sans cesse reléguée à son statut de « pute » par les amis d’Omar, Carmen incarne fortement l’idée – formulée par Virginie Despentes notamment – que la prostituée est la figure la plus radicalement insoumise de la féminité, puisqu’elle se fait payer pour ce que d’autres donnent gratuitement par obéissance, par devoir, ou par peur. Par la force de son insubordination, Carmen parvient à mettre Yasmine au centre de sa propre histoire et de celle du film, transformant « Les filles désir » en un touchant récit d’émancipation par l’amitié. Si le film n’est pas exempt de moments mièvres ou d’instants de jeu peu convaincants, il reste une œuvre intelligente, et forte de ses personnages en équilibre entre le cliché et l’unicité.