Cinéma – Des communautés représentées à Visions du réel

Depuis le 4 jusqu’au 13 avril 2025, la ville de Nyon se peuple de représentants.es du cinéma documentaire international et de leurs images. Par deux films projetés dimanche passé se dessine la question de comment représenter un groupe de personnes à l’écran.
Winnie en Sibérie
De la veste adidas aux tasses Winnie l’ourson, les traces du monde que l’on connaît pointent ici et là chez les protagonistes de « Abode of Dawn », une communauté chrétienne au service de Vissarion, prétendue réincarnation de Jésus. Outre ces rares éléments, la réalisatrice Kristina Shtubert nous donne accès à un univers fonctionnant selon son propre registre de réalité, au beau milieu de la Sibérie. Perdus.es dans la nature, les cinq mille habitants.es surprennent par leur rapport au monde inédit, relayé dans le documentaire par une absence de son à quelques occasions.
Mêler recul et crédulité
« Abode of Dawn » chemine auprès de quelques membres de la communauté de Vissarion. Les personnages choisis par la réalisation sont variés : d’âges différents, ils ne partagent ni leurs origines, ni leur raison d’être en Sibérie. Une jeune femme allemande allie ainsi une extrême naïveté à une conscience aiguë de sa condition auprès d’un homme qu’elle n’aime pas, qui la fait travailler tout le temps, et qui en même temps l’aide à aller bien. L’homme en question raconte froidement avoir poignardé plusieurs hommes. Une jeune fille ayant grandi auprès de Vissarion part en apprentissage en ville et finit en cure de désintoxication. Les scènes de vie s’enchaînant, tous.tes semblent planer un peu, mêlant dans leurs propos recul et crédulité jusqu’à provoquer un sentiment d’absurde assez inédit, dans ce temps qui s’étire au présent. La fin du film réalise néanmoins un sorte de sprint, au sein duquel on retrouve les protagonistes quelques années plus tard. On observe rapidement ce qu’ils.elles sont devenus.es alors que les fondements de la communauté se fissurent. Malgré les cartons informatifs présents d’un bout à l’autre du documentaire, « Abode of Dawn » laisse ainsi un étrange sentiment : celui de ne pas savoir trop quoi penser de ce drôle de mode de vie, tantôt intéressant, tantôt glaçant.
Si chacun.e des protagonistes permet de montrer une approche de ce vivre-ensemble singulière, allant de la totale dévotion d’une dame âgée, à la désinvolture de deux jeunes hommes qui se signent plus pour rire que par conviction, force est de constater qu’on ressent nullement l’appartenance commune. Peut-être est-ce une question d’espace : jamais les protagonistes du long-métrage ne sont réunis au cadre. Parce que l’image ne les associe pas, le sentiment de communauté reste vague. Ils pourraient vivre à des milliers de kilomètres les uns des autres que cela ne changerait rien au film, ce qui semble dommage pour un film dont le vivre-ensemble est le sujet.
Emportée par la foule
Contrairement à cette tentative de représenter une communauté qui reste au stade d’individualités filmées, le film « Ultras » de Ragnhild Ekner parvient à réunir les supporters de football des quatre coins du monde en un film. La réalisatrice, elle-même fan de foot, partage son point de vue riche et tendre sur cette forme de vivre-ensemble qui galvanise, bien loin de l’imaginaire péjoratif que véhiculent les médias. Au moyen d’une voix-over parcimonieuse et fine, Ekner partage son propre vécu des tribunes, tout en laissant le micro à d’autres pour qu’ils.elles partagent leur point de vue sur le phénomène. Présents.es uniquement par leurs voix, ces témoignants.es n’apparaissent pas visuellement pour qu’ « Ultras » reste le portrait d’une foule plutôt que d’individus, comme le signale Ekner au début de son film. Ce qu’elle décrit comme la sous-culture la plus répandue dans le monde est ainsi rendue dans ce qu’elle a de plus passionnant, et comme un réel acte de résistance. Il s’agit de déployer une énergie énorme, sans autre enjeu que celui de partager une passion. L’énergie collective souvent vue comme délétère est alors portraiturée comme un passionnant refuge et une source d’énergie de vie.
Comme support des voix individuelles qui racontent leurs rapports au football, Ekner mêle différents types d’images, d’archives ou prises en live de matches aux quatre coins du monde. Des plans larges des tribunes montrent ainsi des foules de supporters et supportrices, permettant une fascinante prise de conscience de cet énorme déploiement d’énergie. La réalisatrice relaie aussi les différents savoir-faire peu connus des organisations d’ultras, capables de déplacer des montagnes pour démontrer leur soutien aux équipes de foot. Les grands absents du film sont dès lors les joueurs.ses de foot, qui restent hors-champ d’un film rendant compte avec précision et bienveillance d’un mode de vivre-ensemble plutôt fascinant.