« Pleasure » – un corps féminin qui n’existe pas
Pleasure, de Ninja Thyberg

Charlyne Genoud | Quand Bella (Sofia Kappel) passe la douane de l’aéroport de Los Angeles, l’officier lui demande si elle est là pour le travail ou pour le plaisir. Sa réponse donnera son titre à un film de fiction qui laisse croire à de nombreuses reprises à du documentaire, tant il observe avec minutie le milieu du cinéma porno, par l’entremise du personnage de Bella Cherry qui le découvre en même temps que nous, fraîchement arrivée de Suède.
Sainte image
Un prologue pour le film Pleasure : les bruitages mouvementés d’un film, sur un écran encore noir laissent au spectateur s’imaginer les scènes qui vont suivre. En réalité, la séquence d’après illustre en détail les précautions prises par l’industrie pour assurer le confort de ses acteurs et actrices. Sur le tournage, des hommes uniquement, qui tour à tour vérifient son consentement, lui apportent de l’eau ou la rassurent. Ninja Thyberg tenterait-elle de démontrer que le monde du cinéma X est bien plus édulcoré que ce que l’on croit ? Cette séquence, à l’image du film entier, aborde par de nombreux angles la complexité de cette thématique. La sacralisation de l’image est par exemple figurée dans cette scène par le mouvement ralenti d’une caméra, sur fond de musique religieuse, un moment presque parodique. L’inégalité et l’asymétrie entre le traitement des hommes et celui des femmes est signalé à ce stade par ce tournage mettant en scène un quarantenaire fripé face à la jeune Bella. Lui tient la caméra ; il est filmeur, elle est filmée.
Daddy issues
Après cette première scène, on découvre Bella, démaquillée et très drôle, qui pose un cadre au film en se moquant d’un cliché. En effet, lorsqu’on lui demande pourquoi elle veut être actrice X, elle fait croire qu’elle a un daddy issue. Bien vite, elle éclate de rire : elle ne fait ce métier ni pour la célébrité, ni pour l’argent, ni pour compenser un problème psychologique. La condescendance qu’endurent fréquemment les travailleuses du milieu est dès lors désamorcée avec légèreté. Le cadre ayant été posé, le film ne tentera pas de chercher les racines de « l’anomalie » fréquemment projetée sur la vie des actrices porno, mais plutôt à interroger une industrie, tantôt vue simplement en tant que telle, et tantôt vue comme un microcosme régit par le patriarcat, d’une manière encore plus visible que le reste de la société.

de leur pouvoir dans Pleasure
Non sacrifié
Bella est ambitieuse, bien vite elle rencontre celle qui formera un idéal. Ava, la nouvelle Spiegler girl, froide et dure, encore plus ambitieuse qu’elle. Rivale fascinante, Ava devient un parallèle auquel la protagoniste n’aura de cesse de se comparer. Quel est le prix de son succès ? Etre prête à tout. Car si le milieu tente de garder une éthique et de respecter un cadre légal, le prix du succès semble être de ne rien refuser. Sacrifier son non. Cela, le public de Pleasure l’apprend au sein d’une scène d’une terrible violence, tant morale que physique. C’est une scène de tournage, une scène « de comédie » comme dit le réalisateur. Mais quand la fiction touche le réel, comment distancer les violences faites à son corps pour de faux » ? Il y a trois hommes face à Bella, dans une banlieue de Los Angeles. L’un d’entre eux a essayé de lui décoller les paupières. « Tu peux dire non si tu veux. C’est juste que tu nous ruines ! » Prétendre donner des droits, pour mieux les retirer.

Images alternatives
En 2013, Thyberg était à Cannes avec un court-métrage portant le même nom. Sept ans plus tard, la voici en tête d’affiche avec ce film réunissant les jeux d’acteurs professionnels et non professionnels. Dans Pleasure, Ninja Thyberg aborde le cinéma X du point de vue d’une actrice: celui de la jeune suédoise Bella Cherry, incarnée par Sofia Kappel qui joue pour la première fois. Elle contrecarre dès lors le principe qui veut que le point de vue soit masculin, autant dans un film pornographique que dans n’importe quel autre, comme l’indique le concept de male gaze. Il s’agit dès lors pour Thyberg de questionner sans cesse ce qu’elle va filmer pour approcher ce monde avec un female gaze, créant dès lors des images alternatives d’une situation traditionnellement vue d’un seul point de vue. Des images alternatives qui militent pour une autre vision. A l’échelle du cinéma X, un message global sur nos sociétés patriarcales. C.G.