Cinéma – « Rien que le soleil (Apenas el Sol) »
La matérialité du souvenir
« Rien que le soleil (Apenas el Sol) » de Arami Ullón

Charlyne Genoud. |.Ce mois, CinéDoc convie le soleil paraguayen à sa table. Analysant en de remarquables images lumineuses la réalité d’une société toujours plus homogénéisante par ce qui l’est le moins, Rien que le soleil suit Mateo Sobode Chiqueno, un Ayoreo ayant décidé d’enregistrer les récits de ceux et celles qui, tout comme lui, valent comme derniers témoins d’une culture en voie de disparition.
Bande magnétique
Avant tout ce ne sont que quelques mots posés sur des images claires montrant la nature paraguayenne que foule un homme, magnéto en bandoulière et casquette sur ses habits de citadin. Avant il s’appelait Sobode Chiqueno. Maintenant il s’appelle Mateo, parce qu’en plus de l’avoir déplacé, il a été renommé, nous apprend-il. Mateo Sobode Chiqueno est né sur le territoire de l’actuel Paraguay, mais sa culture est celle du peuple de chasseurs-cueilleurs amérindiens Ayoreo. Depuis les années septante, époque à laquelle une bonne partie de sa tribu s’est vue arrachée de sa terre, il enregistre les voix de ceux et celles qui partageaient sa culture, et partagent désormais les stigmates du déchirement. Lorsque des missionnaires religieux ont chassé ces communautés des forêts, leur territoire ancestral, ils les ont en effet non seulement déracinées, mais les ont aussi séparées de leurs moyens de subsistance, de leurs croyances et de leur maison. Sur les bandes magnétiques des cassettes d’un magnétophone s’inscrivent ainsi des voix qui se déclinent en chants, en paroles émues ou en silence pour dire et décrire une culture qui s’en va : c’est ce travail d’archivage et de sauvetage qu’a choisi de documenter la réalisatrice paraguayenne.
Débat silence
Un film mis en place pour initier et faire exister dans l’espace publique un débat réduit au silence : depuis Bâle où elle habite depuis huit ans, la réalisatrice paraguayenne a été en effet frappée d’apprendre l’existence de ce peuple, nullement représenté ou mentionné par le gouvernement. Il s’agit ainsi de rendre compte par un documentaire d’un débat n’ayant jamais eu lieu. Filmer un homme en train d’enregistrer permet ainsi de relayer toutes ces voix à plus large échelle, en les traduisant et en les rendant accessible, sans pour autant s’approprier une problématique. Si par le montage certaines pistes sont suggérées, le protagoniste ne reste pas moins le guide de nos regards, nous amenant avec lui à la découverte de ses souvenirs. Face à son enregistreur, l’homme parle inlassablement, puis il note la date à laquelle a été enregistrée la cassette. Garder une trace prend un sens tout autre lorsque l’on a été déraciné, et le dispositif que met en place le film semble particulièrement pertinent pour représenter son objet.

Dire le réel
Sous-titré en français pour nous le rendre intelligible, ces témoignages sont cependant racontés en Ayoreo, leur langue qui, comme le reste de leur culture, est menacée par ce déracinement. Cette langue qui disparait, ces souvenirs qui s’évaporent et ces pratiques que l’on oublie, servent finalement à souligner la perte globale sous-tendant cette destruction. Perdre une culture, c’est en effet non seulement perdre des voix, mais aussi perdre une multitude d’aspects que développent l’autarcie : c’est perdre finalement irrémédiablement une façon de voir, de sentir et d’expliquer la réalité. Après avoir épousseté des cassettes, le vieil homme interroge les souvenirs de cette double vie. Quitter la forêt, vivre avec les blancs. Ayant partagé leur vie entre deux univers, ces hommes et ces femmes sont en tiraillement perpétuel. Dans cette situation d’entre-deux complexe et douloureuse, le soleil apparait comme la dernière chose que l’on ne leur a pas prise. Rien que le soleil, ultime élément que les blancs ne considèrent pas comme leur propriété.

« Rien que le soleil, (Apenas el Sol) »Film de Arami Ullón – Suisse, 2020, vost 75’ 16/16 ans
Cinéma de la grande salle de Chexbres – Vendredi 14 janvier à 20h30. En présence de la réalisatrice Arami Ullon.