CinéDoc – “Mes amis espagnols” d’Alexandre Bordone
Alexandre Bordone grandit à Bienne. A l’école primaire, il se lie d’amitié avec Domingo, Jesus, Ramon, Martin Souto et Martin Gerpe, quatre enfants d’immigré·e·s galicien·ne·s. A leurs seize ans, leurs parents décident de rentrer en Espagne, les emportant avec eux. Vingt ans plus tard, Adrien Bordone fait état de ce que sont devenus ses amis espagnols par le biais d’un documentaire sincère.
Où est la maison de mon ami espagnol
Le titre est bien choisi: il semble directement sorti de la bouche de l’enfant qu’Adrien Bordone a été. «Où sont mes amis espagnols» a-t-il dû se demander à dix-sept ans, alors qu’ils étaient tous partis. Au début de son film, le réalisateur raconte leur rencontre et comment il s’est intégré à leurs familles par des photos d’archives accompagnées d’une voix-over.
Les amis réunis
Son documentaire est ainsi d’abord un moyen de réunir le quatuor à Bienne. Dans les rues de leur ville, ses amis racontent leurs souvenirs, et comment le paysage de leur enfance hante encore leurs songes. Adrien Bordone porte ainsi sa caméra à bout de bras: elle tremble pour suivre ses amis dans leur revisite des lieux où ils ont grandi. Les amis espagnols évoquent parfois des éléments très précis de leur enfance en Suisse, qui disent un peu de leur déchirement au moment du départ, par cette forme de sacralisation de souvenirs.
Le choix des parents
En Galice ensuite, Bordone les filme tour à tour confronter leurs parents sur cette décision de rentrer en Espagne qui les a chamboulés vingt ans plus tôt. Adrien Bordone a raison de laisser à ses amis le soin de demander en espagnol à leurs parents ce qu’il est venu chercher avec sa caméra. La question posée de l’enfant au parent donne lieu à de belles scènes de question-réponse. La situation est délicate, le réalisateur y occupe une place adéquate. Le père de Jesus est très fier d’être filmé dans sa grande maison qu’il a construite pendant vingt ans depuis la Suisse, où il vivait dans un tout petit appartement. La confrontation avec son fils donne lieu à des séquences assez géniales, au sein desquelles la passion du père pour le champ de maïs qu’il a acheté est contrebalancée par l’indifférence du fils. L’anecdote relaie alors tout l’enjeu du film: le fossé entre les envies de deux générations aux vécus très différent.
Caractérisation au jus d’orange
Le documentaire de Bordone est séparé en cinq parties. Si les cartons titres font sens au début («rêver», «partir» et «alunir» – en référence au diction qui dit que les Galicien·ne·s migrent tellement que certain·e·s sont sur la lune), les dernières parties («aimer» et «y croire») apparaissent comme une publicité pour l’amour un peu trop mielleuse. Un des protagonistes, qui habite désormais en Allemagne, est filmé presque uniquement chez lui, en train de parler business en visioconférence. Surtout, il semble être caractérisé par ses petits-déjeuners au cours desquels il presse lui-même un jus d’orange qu’il s’apprête à déguster avec sa compagne. Si c’est peut-être un moyen pour le réalisateur de parler de distance, ou d’un ami au vécu différent des autres, force est de constater que cette caractérisation par le jus d’orange est étrange. Soudainement, la vidéo de mariage de cet homme déboule dans le film de Bordone, avec son esthétique bien à elle qui n’a rien à voir avec le documentaire que l’on est en train de regarder. Les choses se remettent néanmoins en place en fin de course, alors que le réalisateur réunit tous ses amis pour boire un verre et les filme. Le cœur du documentaire semble être là, dans ce boysclub qui a été séparé à un âge décisif. On aurait ainsi pu souhaiter qu’Adrien Bordone nous parle encore plus de son moteur de départ: l’amitié.
Charlyne Genoud – charlyne.genoud@le-courrier.ch