C’est à lire
La vie glorieuse et tragique du nageur Alfred Nakache

Celle-ci fait l’objet d’une passionnante biographie écrite par Pierre Assouline. Résumons-la brièvement. Alfred Nakache est né en 1915 dans la communauté juive de Constantine, en Algérie française. Très tôt, il se passionne pour la natation. Il est d’ailleurs surnommé « Artem » (le poisson). Passé en France métropolitaine, surtout à Toulouse, sa ville d’élection, il va enchaîner victoires et records français ou mondiaux et participe aux Jeux olympiques de Berlin. Déchu de sa nationalité française par le régime antisémite de Vichy, il est relativement protégé un temps par sa notoriété publique, même s’il fait partie d’une petite organisation juive de Résistance. Mais dénoncé à la Gestapo, il est enfermé avec sa femme et sa petite fille au camp de Drancy. Le 20 janvier 1944, la famille est poussée dans le convoi numéro 66 vers Auschwitz. Paule (28 ans) et Annie (2 ans) sont immédiatement gazées et brûlées dans les fours crématoires. Alfred lui, y résistera plusieurs mois, et alors que l’Armée rouge s’approche du camp, il accomplira la « marche de la mort » en 1945. Après une seconde détention à Buchenwald, il est enfin libéré et regagne la France. Il participera encore aux Jeux olympiques de 1948 à Londres. En août 1983, alors qu’il nage dans la Méditerranée, il est frappé par un malaise cardiaque et décède. Il est enterré au cimetière de Sète.
Au-delà de ce récit de vie souvent bouleversant, le livre aborde de nombreux thèmes, qui en font le grand intérêt à la fois humain et historique. C’est d’abord une évocation vivante et chaleureuse de la communauté juive de Constantine, qui compte alors 10’000 personnes, son ouverture, ses relations sociales, sa coexistence longtemps pacifique avec la population arabe, ses nourritures et sa fameuse tradition musicale arabo-andalouse (le populaire chanteur Enrico Macias est lui aussi issu de cette communauté). Quant aux lecteurs intéressés par le sport, ils apprendront beaucoup de choses sur la natation, ses règles, ses techniques, ses méthodes d’entraînement. Relevons aussi des pages intéressantes sur le débat autour de la participation ou non et du boycott préconisé (mais non suivi) des Jeux olympiques de Berlin, qui vont être une grand-messe de propagande du régime nazi. Ils ont d’ailleurs été filmés par Leni Riefenstahl, la cinéaste préférée de Hitler…
Mais la partie la plus douloureuse du livre, dont la lecture se révèle parfois très dure à supporter, est consacrée à Auschwitz, le camp de l’horreur absolue. Y règnent la faim, la soif, le froid, des conditions d’hygiène épouvantables, les coups, et surtout la peur d’être déclaré inapte au travail et d’être aussitôt envoyé à la chambre à gaz, enfin l’humiliation permanente et la déshumanisation programmée orchestrée par les SS. Comme tous et toutes, les prisonniers et prisonnières du camp, Alfred Nakache a été tatoué : matricule 172763. Il n’a plus de nom, il n’est plus qu’un numéro.
Il échappe cependant à la mort grâce à son emploi de (pseudo) infirmier dans le revier, sorte d’infirmerie sommaire du camp, et surtout grâce à son indomptable volonté de survivre. Mais il est vite soumis aux pulsions sadiques des gardiens du camp qui, par exemple, le font « crawler » (to crawl en anglais signifie ramper) dans la poussière et la boue. Il réussit cependant à narguer ses bourreaux et à affirmer sa liberté intérieure en faisant quelques brasses dans l’eau saumâtre d’un réservoir du camp. Ce qui lui vaudra après la Libération le surnom de « nageur d’Auschwitz ».
Après l’ouverture de Buchenwald, il est rapatrié en France. Très bonnes pages sur ces retours de morts-vivants amaigris et traumatisés, qui ont vécu tant d’horreurs qu’ils sont souvent incapables d’en parler. D’autant plus qu’ils se heurtent à une société qui a certes subi l’Occupation (pour certains de bonne grâce…) et qui veut oublier. Malgré des moments de dépression, Alfred Nakache parviendra à faire acte de résilience et à surmonter les traumatismes de ce passé. Sans oublier ni pardonner mais en faisant triompher la vie sur la mort. En cela, il se révèle non seulement comme un grand sportif, mais comme un être humain digne d’admiration.
L’auteur, Pierre Assouline, est bien connu comme journaliste, romancier et surtout biographe. On lui doit de nombreux ouvrages, consacrés notamment à Simenon et Hergé, mais aussi à de nombreuses personnalités d’origine juive, comme il l’est lui-même. Ses écrits se réfèrent souvent à la Seconde Guerre mondiale.
Pierre Assouline, Le nageur, Gallimard, 2023
coll. Folio 7388, 292 p.