C’est à lire
Le destin singulier d’une femme soldat au XVIIIe siècle
Le livre passionnant que lui consacre Laurence Voïta porte un titre un peu étrange et vaguement exotique. En fait, le terme Gingolais/e désigne les habitants de Saint-Gingolph. Pourtant, Marie Anne Guérin ou Garain, qui va prendre le nom de Charles puis en Espagne de Carlos, est née en 1765 (?) à Nicodex en Haute-Savoie. Elle doit mentir sur son origine, son âge et son sexe pour être enrôlée dans les mercenaires suisses au service du royaume d’Espagne. Celui-ci est en conflit avec l’Angleterre, dans le cadre de la « guerre des trônes ». Disons-le tout de suite : Marie Anne ne se veut pas une transgenre. Qu’est-ce qui peut pousser une jeune fille à s’engager dans une armée et à guerroyer ? Le mérite de l’auteure, dans ce roman à la fois psychologique et historique, est de poser de multiples questions, auxquelles il est difficile de répondre, tant les renseignements que l’on a sur Carlos sont succincts. Certes, il y a eu des aviatrices dans l’Armée rouge, les femmes doivent faire leur service militaire en Israël, et on en trouve aussi dans les mouvements de libération, celui des Kurdes par exemple. Mais ces femmes sont mues par des idéaux patriotiques ou idéologiques. Ce n’est pas le cas de notre héroïne. L’hypothèse la plus plausible est son goût pour l’aventure et surtout sa volonté d’échapper à la condition de femme totalement soumise à un mari, comme le sont sa mère et l’immense majorité des épouses à cette époque. Ce qui fait aussi l’intérêt du livre, c’est que nous participons avec l’auteure à ses recherches.
Le roman nous raconte donc la courte épopée de « Carlos » qui est tuée à Minorque en 1781, moins d’un an seulement après son engagement. Celui-ci n’a d’ailleurs pas été facile, car la jeune fille ne mesurait qu’1.61m, alors que la taille minimale requise (pour mieux impressionner l’ennemi ?) était de 1.64m. Et constamment, tout au long de son trajet jusqu’en Espagne puis à la caserne, elle doit cacher sa féminité, ne serait-ce que pour aller faire pipi.
Heureusement, elle n’a pas encore eu ses règles.
Hormis le destin de la « mulier soldado », le livre est aussi intéressant par les nombreuses notations historiques d’une écrivaine qui s’est particulièrement bien renseignée. On y apprend beaucoup. Notamment sur le régime des « capitulations » entre les cantons suisses et les Puissances européennes : fourniture de soldats pour le service étranger contre la « protection » de nos grands
voisins. Ainsi que sur l’incroyable manque d’hygiène de ces militaires qui ne lavaient que les parties du corps sortant de leur uniforme : saleté, crasse, dents jamais lavées, haleines fétides, puanteur et poux, maladies, ivrognerie sont de mise. Quant aux lieux concernés, ceux de la côte savoyarde, de France le long du Rhône puis d’Espagne, ils sont bien décrits.
Tuée par les Anglais devant la forteresse de Minorque, « Carlos » va connaître une « deuxième vie ». Lors de la toilette funéraire, on découvre avec ébahissement son corps de femme. Un médecin de la très catholique Espagne prend le soin de constater sa virginité, ce qui est une véritable profanation du cadavre ! Et les Espagnols vont utiliser son héroïsme attesté pour en faire un exemple pour les soldats masculins. En même temps, le corps vêtu d’une robe blanche immaculée, elle devient une sorte de Sainte Vierge laïque. On l’a donc trahie post mortem, elle et son appétit de vie, d’aventures et de liberté.
Voilà donc un roman basé sur une existence réelle, vivant et bien écrit, que je vous invite vivement à lire !
Laurence Voïta, « La Gingolaise »
Lausanne, Editions Favre, 2024, 174 p.