Âneries en Lavaux
Jean-Gabriel Linder | Offrir, en période préélectorale cantonale vaudoise, une conférence intitulée «Des ânes à Lavaux!» pouvait laisser penser à des esprits caustiques que la campagne des prochaines élections était lancée: car qui autant que l’âne est davantage présent dans les quolibets, les railleries voire les injures, que dans les compliments, surtout quand il s’agit de caricaturer les hommes eux-mêmes et particulièrement les politiciens!
Pourtant, mercredi 15 février dernier, la conférencière Marie Alamir-Paillard-Leyvraz, ânière et propriétaire d’ânes habitant en lisière de forêt au Mont-Pèlerin, ancienne professeur d’histoire de l’art au Gymnase cantonal de la Cité à Lausanne (1989-2010), également membre du comité de la Société d’études töpffériennes, a surpris la nombreuse assemblée venue l’écouter à la Maison Jaune de Cully, à l’invitation de l’Association du Vieux Lavaux.
L’âne, en effet, a non seulement une histoire à Lavaux, notamment dès la deuxième partie du Moyen Age, astreint par les moines à l’édification des charmus (parchets) d’un vignoble en terrasses gagné sur les broussailles et les forêts, mais il apparaît auparavant déjà dans la littérature, depuis Esope (6e s. av. J. C.), et dans les religions de l’Antiquité; il est aussi attesté dans la Bible. L’âne est par conséquent présent tout au long de l’histoire de l’art à laquelle Marie Alamir a emprunté les images qui ont illustré son propos.
Pour leurs libations bachiques, Grecs et Romains décoraient leurs patères d’ânes, à l’ardeur sexuelle bien affirmée, participant à des cortèges dionysiaques. Réunion des contraires, tantôt démoniaque tantôt divin, l’âne, monture de Silène et Bacchus, a aussi été dans la Bible celle de Jésus entrant triomphalement à Jérusalem, selon l’annonce des prophètes. Néanmoins l’Eglise écarte du canon biblique néotestamentaire, comme apocryphes, les écrits montrant l’humble âne de la crèche de Jésus, à Bethléem. A notre époque encore, des artistes représentent l’érotisme licencieux de L’Ane d’Or du «roman» d’Apulée (2e s.) dont le «héros» Lucius, transformé en âne, sera rejeté par sa libidineuse maîtresse, après avoir recouvré sa condition humaine… Depuis Saint Augustin (5e s.), l’âne est une monture d’infamie. Les protestants au 16e s. représenteront le pape comme un âne!
Marie Alamir note aussi que dans la culture de la vigne, on prête à l’âne, gourmand par nature, l’«enseignement» de la taille propice au développement et à la maturation de la grappe de raisin.
Appel est lancé pour documenter la recherche autour de l’âne à Lavaux, notamment au plan iconographique: à ce jour, seule une étiquette de vin du Clos du Moulin de Rivaz montre un âne portant un sac de farine des anciennes minoteries du Forestay. Ailleurs, du Beaujolais à Chypre, partout où il y a de la vigne, l’âne n’est pas loin, en particulier aux vendanges. Rodolphe Töpffer (1799-1846) l’a accompagné en balade et dessiné; François Bocion (1828-1890) en a fait une esquisse naturaliste au fusain à Ouchy, d’où les ânes transportaient jusqu’à la cité de Lausanne les marchandises arrivées par bateaux: ces ânes de l’«Académie d’Ouchy», malicieuse et moqueuse allusion à l’Académie de la Cité.
Le public a donc redécouvert un animal pas si bête, innocent, injustement déprécié par la culture ordinaire ambiante, trop souvent substitut tout désigné pour endosser les défaillances humaines. Une sympathique verrée a clos la conférence.