Amour secret d’une grand-mère
Gérard Bourquenoud | Dans un grand fauteuil de sa chambre à coucher, une femme âgée et fatiguée était assise. Ses cheveux blancs encadraient un visage fané par les ans et le travail, mais rayonnant de bonté. Chacun la connaissait dans le village où elle avait passé toute sa vie; et chacun la nommait « Tante Rose. » Comme elle aimait son coin de terre, mais surtout sa chère vieille demeure où elle avait vu le jour, où ses sœurs s’étaient mariées, y compris sa chambre aux boiseries de sapin où tante Rose avait fermé les yeux de ses parents. Jours de tristesse et jours de joie s’étaient succédé dans cette maison où, au fil des ans, elle fut contrainte de vivre seule. Aujourd’hui, tante Rose tricote encore selon son habitude, en écoutant avec attention les nouvelles du monde sur les ondes. La vieille horloge qui a marqué les naissances, les morts, les séparations de tous les êtres aimés de tante Rose, frappe les heures qui s’écoulent et la tombée de la nuit. A cet instant, les mains de cette femme de septante-neuf ans, ordinairement si actives, s’immobilisent ; elle dirige ses yeux du côté de la rue. Au bout de quelques minutes, un sourire se dessine sur ses lèvres et elle suit du regard un homme à la haute stature, qui marche d’un pas alerte, en frappant le trottoir de sa canne. Tante Rose se perd dans une douce rêverie. Elle se revoit jeune fille. Un jour de printemps, par une belle soirée de mai, elle sentit l’amour s’éveiller en elle. «Je l’aime…» avait-elle écrit ce soir-là.
Tout comme la nature qui s’éveillait, son amour était né. Puis les semaines avaient succédé aux semaines et les heures lourdes de juillet et août avaient suivi. Et l’amour de tante Rose avait grandi, grandi, mais était devenu pour elle une source de souffrance. Oh! les lourdes, les douloureuses larmes versées! Comme son cœur avait saigné! Et malgré tout elle avait continué d’espérer et le jeune homme aimé était demeuré dans son rêve. Puis l’été avait fui… l’automne était venu, et avec lui, l’automne de son amour… Le jeune homme aimé s’était fiancé à une autre et elle avait enseveli son amour, quoiqu’il fût demeuré vivant en son cœur… Telles étaient les pensées de tante Rose à l’heure où, quotidiennement, passait celui qu’elle avait tant aimé à son insu. Il lui semblait qu’un rayon de soleil l’avait éclairée. Quand il avait disparu dans la nuit où le brouillard, elle reprenait son tricot… et attendait le lendemain! Décembre était revenu et chaque jour il passait devant ses fenêtres, mais tante Rose remarquait que sa taille s’affaissait, que sa démarche se faisait plus lente, son pas moins ferme. « Oh ! se dit-elle, il est souffrant ! » Et le lendemain, comme la veille, il n’apparut point. Quelques jours plus tard, la nouvelle de son décès parvenait à tante Rose qui laissa couler ses larmes. A partir de ce moment-là, son appartement était devenu encore plus solitaire et vide, comme durant les fêtes de fin d’année. Elle fit l’effort d’aller jusqu’au jardin, coupa des chrysanthèmes qu’elle déposa sur le seuil de sa porte. Comme elle était venue, elle s’en alla. Rentrée chez elle, tante Rose tira de sa cachette son journal de jeune fille et commença à le lire: coïncidence curieuse, le jour de sa mort se trouvait être le même que celui où il s’était fiancé. Quand une heure plus tard, le glas se mit à tinter dans le village, tante Rose enfouit dans ses mains sa tête aux cheveux blancs et versa d’abondantes larmes… « Bientôt, dit-elle, j’irai vers lui : que l’attente sera longue ! »