Cinéma – « On Falling »
de Laura Carreira

Aurora, immigrée portugaise, travaille dans un énorme entrepôt en Ecosse. La réalisatrice portugaise Laura Carreira livre avec ce premier long-métrage primé à San Sebastian notamment un portrait à couper le souffle de la précarité du travail moderne.
Sans passé ni avenir
Au sein d’une foule informe d’anoraks sombres, puis dans un tourniquet d’entrée d’entrepôt, on se met en quête d’un personnage principal. L’histoire qui est introduite par ces plans de masse est celle d’Aurora (Joana Santos), mais aussi de bien d’autres personnes, semblent nous dire les cadres. La protagoniste portugaise du premier long-métrage de Laura Carreira est préparatrice de colis dans un grand entrepôt en Ecosse. Elle scanne au travail, elle scrolle à la pause : sa vie est passée sur des écrans, dont le contenu ne nous sera jamais montré, alors que les rares autres éléments sur lesquels elle pose son regard sont scrupuleusement détaillés. Un enfant rechignant à suivre l’étrange visite qui le fait cheminer dans la grande halle, un colis en carton qui semble résister au tapis roulant qui tente de l’emporter : la caméra s’arrête sur des détails qui en disent long sur un personnage qui, faute de mots, reste sans passé ni avenir, dans un présent informe.
« Dead people are always nice » (« Les morts sont toujours gentils »)
En quelques lignes de dialogues, le film dresse habilement un état des lieux d’une classe ouvrière émigrée qui rêve de travailler dans un bureau pour « être payé en étant assis », formant un subtil contraste avec ce qu’on entend fréquemment dans des milieux plus aisés du type « je ne me vois pas être payée pour être enfermé·e dans un bureau toute ma vie ». Fait de très petits rebondissements qui suffisent à le faire évoluer – comme un téléphone qui se casse ou une rencontre avec un nouveau colocataire, l’itinéraire d’Aurora est hanté par le suicide. La rumeur dit qu’un collègue s’est donné la mort, des cordes sont à ajouter aux colis, des filets sont apposés sur les rambardes de l’entrepôt : en filigrane d’une histoire simple se déploie les idées suicidaires d’un personnage en quelques plans.
Identité rongée
Quand on lui demande ce qu’elle a prévu pour son week-end, Aurora dit qu’il va peut-être pleuvoir. Elle semble ne rien pouvoir dire. A quelques reprises dans le film, elle tente cependant de parler. Mais son cerveau semble bloquer, peut-être trop aliéné par un travail qui broie la réflexion. Alors qu’elle essaie de s’en défaire, en se rendant à un entretien d’embauche, la scène devient une représentation rare et puissante d’une forme toute particulière d’humiliation : celle de n’avoir rien à raconter, d’avoir le sentiment de n’être rien ni personne. Comment raconter sa vie quand cette dernière est consacrée à tenter de subsister ? Comment avoir le sentiment d’être quelqu’un quand on n’est qu’un numéro d’employée pour des chefs anonymes, dans un pays qui n’est pas le nôtre ? Affamée et fatiguée, Aurora s’invente maladroitement des vacances au Bahamas, brode un scabreux discours sur les plages. Au cours de cet entretien où elle aspire à une autre vie, Aurora s’effondre. Le film brosse dès lors un portrait puissant
du travail à la chaine et de ce qu’il crée en termes d’aliénation, tout en le liant au vide des écrans. Salutaire et nécessaire, le parallèle que crée le film illustre comment la précarité va jusqu’à ronger une identité.
On Falling, Laura Carreira, 2024, 1h45


 
  

