Cinéma – « Far West » de Pierre-François Sauter: Pour habiter, il faut du temps

Avec Far West, Pierre-François Sauter met en lumière le contraste entre une vie de subsistance et un tourisme de performance. Le film révèle les tensions d’un territoire partagé, où les réalités locales et étrangères s’ignorent plus qu’elles ne se rencontrent.
Une errance immobile
Sur la côte volcanique de Tarrafal de Monte Trigo au Cap Vert, Jair pêche et Angela l’attend, avant d’écailler les poissons. A la vue de plans fixes qui ouvrent « Far West », je repense à une phrase de Mona Chollet issue de son livre « Chez soi » : « Pour habiter, il faut du temps ». Ce temps, Pierre-François Sauter le laisse à ses protagonistes – et à nous par le même biais – en leur permettant d’habiter les cadres larges de leurs gestes lents. En leur centre, Angela est la plupart du temps immobile, tantôt assise devant la maison, tantôt affalée sur son lit, dans une sorte d’errance immobile. Les lentes allées et venues de son compagnon sont signalées par des faisceaux de lumière qui viennent se poser sur son visage, au rythme des ouvertures et des fermetures de la porte d’entrée. Main sur la joue, elle semble laisser le temps de sa vie domestique s’écouler.
Au rythme du tourisme
Cette temporalité lente de l’habitation, c’est précisément celle que ne semblent pas connaître les touristes pressés qui se mettent à peupler le fond des cadres. Les silhouettes blanches sont toisées de loin d’abord, puis se rapprochent des protagonistes, marchant à toute bise sur le chemin bordant leur maison. Ils ont une toute autre manière de fouler la terre, une autre démarche – au sens propre comme au figuré – dans ce village de pêcheurs·ses. « Far West » évolue alors au rythme de cette apparition en s’éloignant progressivement des locaux·ales pour se rapprocher de ces étrangers·ères de passage qui marchent vite pour voir plus. Si le film qui place d’abord Angela en son centre s’adapte à son rythme, il prend une autre tournure lorsqu’il aborde de plus près la présence touristique des participants·es de concours de pêche. Les cadres lents à l’image quasiment phosphorescente laissent alors leur place au vacarme des vidéos youtube et d’images grand angle à bord d’un bateau à moteur déchirant l’océan dans son sillage. La cadence du film s’accélère alors : « Far West » s’adapte.
Non-communauté de pêche
Sur la côte, un restaurant gastronomique lorgne sur une plage où l’on découpe communautairement un poisson. La représentation d’un mode de vie traditionnel, envahi par le tourisme de pêche, pourrait réitérer laborieusement le mythe du bon sauvage. Néanmoins, le film prend tout son sens dans le démantèlement de l’idée d’universel que les touristes revendiquent. Dans une vidéo YouTube de la Blue Marlin World Cup Fishing Community que le film inclut, un américain clame : « Peu importe où tu sois dans le monde, si tu pêches, nous sommes de la même communauté ». Or dans « Far West », il n’y a rien de commun entre les locaux·les – qui pêchent pour survivre – et les touristes – qui pêchent pour gagner un concours. Ce rapport dominant/dominé que tente d’ignorer l’idée d’universel est finalement illustré par une story Instagram accompagnée d’une musique qui crie « Nous sommes les gagnants ! ». Glaçant. « Far West » représente des réalités de vie qui coexistent sur un même territoire tout en étant diamétralement opposées. Cette différence est illustrée par des images de natures différentes et par le rythme de leur enchaînement. Si le rôle d’un film est de rendre visible et palpable une réalité, « Far West » le fait par tous les moyens que le cinéma met à sa disposition.